« La philanthropie sera d’autant plus forte qu’elle saura répondre aux critiques qu’on lui adresse » Sophie Chassat
« Le lien entre l’entreprise et l’intérêt général est bien plus naturel qu’on ne le suppose ». Sophie Chassat, philosophe et spécialiste de l’impact des entreprises nous fait part de sen entière conviction que l’engagement est consubstantiel à l’entreprise.
Entrepreneurs d’avenir : Entreprises et intérêt général, le lien va-t-il de soi ?
Sophie Chassat : Si on se prête à une « généalogie » du sujet, on constate que l’engagement est consubstantiel à l’entreprise. L’idée selon laquelle son unique responsabilité sociale est de maximiser son profit à court terme [1], ça n’est qu’une toute petite partie de son histoire !
À l’origine – c’est l’interprétation du capitalisme par Max Weber –, un sens spirituel est associé à la quête du profit : la recherche du salut. Au XIXe siècle, la création d’une société où entrent des capitaux privés doit justifier auprès du gouvernement de l’utilité sociale de son projet. Après la Deuxième Guerre mondiale, le lien entre entreprises et bien commun est fortement réaffirmé, ainsi dans la Déclaration de Philadelphie en 1944 : l’économie doit servir l’humanité, la justice sociale et la paix.
Advient ensuite ce que le juriste Alain Supiot a appelé un « grand retournement » ou l’économiste Olivier Favereau une « grande déformation ». Avec l’École de Chicago, à partir des années 1970, la représentation de ce qu’est une entreprise se focalise sur la maximisation du profit dans l’intérêt d’une seule de ses parties prenantes, les actionnaires. Après la crise de 2008, ce dogme est de plus en plus remis en question, et nous ne faisons finalement aujourd’hui que redécouvrir un lien entre entreprises et intérêt général bien plus naturel qu’on ne le suppose.
Comment les évolutions récentes infléchissent-elles l’engagement des entreprises ?
Il est évident qu’au sein de cette continuité retrouvée, il y a cependant des évolutions fortes dans les modalités d’engagement des entreprises. Plusieurs logiques de la philanthropie se succèdent dans le temps, s’hybrident aussi.
Le mécénat doit permettre de soutenir une cause qui n’a pas de rapport direct avec l’activité de l’entreprise (c’est même une obligation légale pour préserver de tout conflit d’intérêts) : le profit généré sert cette cause d’intérêt général, mais cela ne transforme pas en retour et profondément le modèle d’affaires.
Or, c’est là l’originalité de la nouvelle logique « intégrative » de l’engagement qui s’est cristallisée avec la loi PACTE en France : les entreprises sont invitées à définir des engagements en ligne avec leur « raison d’être » ou leur « mission ». C’est le même sens qui guide le développement économique et la contribution sociétale, avec des effets de jeu à somme positive.
On voit également aujourd’hui comment ces deux logiques s’hybrident, avec le développement du modèle des fondations actionnaires. Même si la cause défendue reste éloignée de l’activité, le fait de placer la Fondation au cœur d’une gouvernance « profit for purpose » contribue à renouveler le modèle d’affaires et les manières de gérer l’entreprise. Il y a beaucoup d’innovations actuellement en termes d’engagement sociétal des entreprises : c’est le signe qu’il est plus vivant que jamais !
Ces évolutions ne seraient que positives ?
Vous avez raison de le souligner, il y a en effet aujourd’hui un risque qu’on voit grossir avec les évolutions règlementaires à venir : celui de la normativité de l’engagement. Les entreprises vont être de plus en plus soumises à des reportings extra-financiers ultra-normés (par exemple, au niveau européen, avec la Corporate Sustainability Reporting Directive). Outre le fait que ces critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG) risquent d’être perçus comme uniquement contraignants et de capter la totalité de la volonté d’impact des entreprises, cela fait aussi planer la menace du triomphe de la norme sur le sens… Cocher des cases, même très exigeantes, n’engage pas le même type de responsabilité que se poser la question de sa contribution positive singulière. Dans le premier cas, on répond à une demande. Dans le second cas, on apporte une réponse à des problèmes. Cette tendance à la densification normative me semble particulièrement préoccupante et très délétère pour les logiques volontaires d’engagement. C’est un des rôles que peut jouer le philosophe : gardien du sens.
Quels autres rôles le philosophe joue-t-il ?
Libérer les possibles : c’est le pouvoir transformateur des idées ! Dire les choses également, refuser le prêt-à-penser : c’est l’enjeu conjoint de la vérité et de la liberté d’esprit.
Justement, peut-on adresser des critiques à la philanthropie ?
Oui, beaucoup en fait ! Et la philanthropie sera d’autant plus forte qu’elle saura répondre aux critiques qu’on lui adresse. Je n’en retiens que deux.
Première critique : la captation des sujets d’intérêt général par des organisations d’intérêts privés… On ne peut pas parler à la légère du rôle « politique » des entreprises dont la légitimité sur ces sujets ne résulte pas de la modalité démocratique des élections. Les entreprises qui s’engagent dans des actions de philanthropie doivent être très attentives à cette question de la vitalité du jeu démocratique : comment les citoyens continuent collectivement de participer activement à ces sujets d’intérêt général ?
Autre critique : les initiatives philanthropiques prétendent changer le monde … mais sans changer le système. Dans son livre Winners Take All, Anand Giridharadas dénonce ainsi une stratégie de détournement du changement social par les plus puissants : ils s’empareraient du sujet des inégalités sociales d’une manière qui ne remet pas en cause le système qui les a générées – et pour cause, ils n’y ont aucun intérêt ! Je pense qu’à un moment va se poser pour les entreprises la question des renoncements à certains avantages univoques du système. L’inflation sémantique actuelle du vocabulaire de la rupture (« bifurcation », « shift », « nouveau paradigme ») comme la critique de plus en plus ouverte du modèle de la croissance montrent que les attentes en termes d’engagements vont se radicaliser. La sincérité, l’alignement, l’ambition et l’impact réel et mesurable de ces derniers feront demain la différence.
Votre définition de la philanthropie aujourd’hui ?
Il faudrait peut-être inventer un mot nouveau pour le dire ! Philanthropie, cela signifie littéralement l’amour des hommes. Avec les enjeux actuels de climat et de biodiversité, il faudrait y ajouter l’amour du vivant dans son ensemble, formuler un amour du Tout, l’amour du monde : le terme « philocosmie » pourrait exprimer cette idée.
[1] “The social responsibility of business is to increase its profits” est le titre de la tribune de Milton Friedman dans le New York Times du 13 septembre 1970.
Interview réalisée par la Fondation de France pour La Lettre de la philanthropie