Philippe Imbert : répondre efficacement à la crise du sans abrisme
Face à la crise du sans-abrisme en augmentation constante dans le département du Rhône, Philippe Imbert, le directeur général d'Alynéa – Samu Social 69 lance l'alerte.
Le sans-abrisme est une réalité dont on ne peut pas détourner le regard. L’hébergement est un droit inconditionnel qui ne semble pas pris en compte pour des questions économiques ; c’est comme si l’école ne pouvait accueillir que la moitié des enfants en âge d’être scolarisés ! La rue est le miroir de notre société : le respect de la dignité des personnes et les conditions d’existence doivent être parmi les fondamentaux, les valeurs intangibles qui guideront toutes les futures réflexions. Ainsi, peut-être, construirons nous une ville régénérée et une société habitable vraiment pour tous.
Entrepreneurs d’avenir : Philippe, nous t’avons connu en avril dernier président bénévole d’Alynéa – Samu Social 69 et nous te retrouvons aujourd’hui directeur général de cette même association : qu’est-ce qui a motivé ce nouvel engagement et le fait de quitter un poste de responsable du projet « l’eau pour tous » et de la RSE à la Régie de l’Eau Publique du Grand Lyon ?
Philippe Imbert : Il y a des propositions qu’on ne peut pas refuser ! Mon parcours est celui d’un intrapreneur.
A plusieurs reprises à Veolia puis à la Régie de l’Eau Publique, j’ai créé mes postes avec toujours deux constantes :
- d’une part, travailler collectivement avec d’autres entités pour nous enrichir mutuellement et innover vraiment ;
- d’autre part, apporter une dimension sociale forte. C’est ce qui nous permis, par exemple, d’améliorer l’accès aux droits avec le Pimms Médiation, de valoriser l’économie sociale et solidaire en co-fondant le CentSept et donc plus récemment de dessiner une politique de distribution d’eau ambitieuse, se basant sur le droit à l’eau pour tous qui nécessite de déployer des nouveaux moyens pour alimenter dignement en eau potable les squats et bidonvilles.
Ce n’était pas les projets qui manquaient et la Présidence bénévole d’Alynéa – Samu social 69 était également pour moi une grande source d’épanouissement. Nous y avions un DG formidable qui a été « chassé » par une plus grande structure. Sa succession était délicate car il faut à la fois manager une structure de 220 salariés qui s’apparente à une PME, défendre en permanence des financements publics toujours remis en question et pour autant porter un plaidoyer juste et efficace pour sensibiliser au drame du sans-abrisme. Le conseil d’administration et les équipes étaient très attachés à la continuité des valeurs de l’association. Quand ils m’ont proposé de prendre la direction d’un tel « réacteur social », je ne pouvais qu’accepter !
Peux-tu nous en dire plus sur les missions d’Alynéa – Samu social 69, créée il y a plus de 50 ans, sur son rôle dans la société d’aujourd’hui et sur les raisons de son approche pluridisciplinaire ?
Alynéa – Samu social 69 est une association ancrée sur le territoire lyonnais, fondée par des professionnels en réponse à la création des mises à l’abri à l’hôtel au début des années 70. Dès le démarrage, il y a la conviction que pour aider les personnes en grande exclusion à retrouver leur place dans la société, il faut des accompagnements professionnels, des étayages, qui varient suivant les personnes et leurs souhaits d’évolution.
Depuis, nous avons conservé cette approche pluridisciplinaire avec le credo de vouloir faire respecter les droits fondamentaux qui ne se limitent pas qu’à accéder à un toit, mais aussi à l’accès à la santé, à l’éducation, à la formation, à l’emploi, etc. Si l’on résume, l’activité d’Alynéa – Samu social se décline autour de quatre missions principales allant de la rue jusqu’à l’autonomie.
La première est d’agir sur le terrain avec notre rôle de « maraude officielle », composée d’infirmier.e.s et de travailleuses et travailleurs sociaux.
En deuxième nous gérons différentes formes d’hébergements collectifs en distinguant les publics car il n’existe pas un type de sans-abri mais plusieurs. Nous avons sept structures différentes qui accueillent en permanence plus de deux cents personnes.
Ensuite, nous avons deux cent cinquante appartements mis à notre disposition par nos bailleurs partenaires, dont nous allons faire progressivement glisser les baux au fur et à mesure de l’intégration des résidents.
Enfin, nous avons développé des accompagnements spécifiques en santé mentale, en formation au français, en apprentissage de métiers, etc. qui viennent renforcer les actions précédentes.
Globalement, Alynéa – Samu social 69 accompagne neuf mille personnes par an à travers ses différents dispositifs. Nos deux cent vingt salariés sont très engagés, inventifs et très attachés à favoriser le pouvoir d’agir des personnes que l’on soutient. Notre spécificité est de porter des expérimentations, des démonstrateurs d’accompagnement originaux comme ces dispositifs pensés avec de grands marginaux, souvent jeunes qui refusaient jusqu’à présent toutes formes d’habitats.
Quelles sont selon toi les actions efficaces mises en œuvre et les réponses qui restent à apporter dans un contexte politique, social et financier qui se tend pour tous les acteurs afin de lutter contre le sans-abrisme sur le territoire et répondre au plus près des besoins des personnes en situation de grande précarité ?
Le problème est systémique, la réponse ne peut être que systémique ! La crise du sans-abrisme est avant tout due à la crise du logement. Trop peu de logements à bas loyer sont disponibles. Partout en France des files d’attente immenses existent. A Lyon, il faut en moyenne quatorze mois pour obtenir un logement social, plus de dix mille foyers patientent. Cela créé un effet domino qui nécessite de financer des hébergements temporaires qui n’ont jamais été aussi nombreux et qui sont pourtant totalement saturés. La résultante est que les personnes à la rue ne sont plus mises à l’abri alors que la loi l’oblige.
La Cour des comptes a produit un rapport début octobre qui établit que les politiques publiques de lutte contre la pauvreté ont été construites au cours des vingt à trente dernières années de façon court-termisme, en imaginant que le sujet du sans-abrisme allait disparaître. Ce rapport dénonce des budgets systématiquement sous-financés, un manque d’investissement et de structuration du secteur. Une autre étude également parue en octobre, produite par le collectif Alerte, montre l’efficacité d’investir dans des politiques sociales en termes d’utilisation de l’argent public et de coûts évités.
Ces deux rapports soulignent des politiques sociales et financières qui ont montré leur efficacité, j’en citerais deux :
- d’une part, l’accueil des personnes ukrainiennes en 2022 : plutôt que de suivre le parcours long, laborieux et inefficace de l’intégration à la française, des bureaux spéciaux ont été ouverts par les Préfectures. Résultat : en deux heures par famille, la situation administrative de ces réfugiés avait été traitée, avec affectation d’un logement, droit de travail, aides familiales, etc. C’est donc possible.
- d’autre part, l’exemple de la Finlande qui a défini sa politique de logement en partant des besoins réels et a réussi à résorber le sans-abrisme à l’échelle nationale en vingt ans en construisant puis en entretenant le parc immobilier nécessaire. Les villes sont régénérées et habitables, leur société est devenue la référence en matière d’hospitalité.
En avril dernier tu nous sensibilisais lors du « Cercle de la Terre » préparatoire à l’Université de la Terre x Parlement des Entrepreneurs d’avenir de mars 2025 consacré à la ville désirable à cette question de la situation des personnes sans-abri, honte et indignité de notre société : que souhaites-tu en dire à présent ?
Malheureusement rien n’a bougé. Je dirai même que les débats actuels sur le financement de cette politique nous font craindre le pire avec des baisses de budgets pressenties alors que trois cent trente mille personnes sont recensées en France comme n’ayant pas de domicile !
Sur le département du Rhône ce sont vingt-deux mille personnes qui sont hébergées temporairement et quatorze mille personnes qui sont en attente de cet hébergement. Jamais le nombre de personnes sans-abri n’a été aussi important. C’est une crise sans précédent qui touche désormais des femmes, des personnes âgées, très âgées souvent expulsées, des personnes médicalisées qui seront incapables de maintenir leurs traitements dans ces conditions d’hygiène et des enfants par milliers, même des nourrissons !!!
C’est une réalité dont on ne peut pas détourner le regard. L’hébergement est un droit inconditionnel qui ne semble pas pris en compte pour des questions économiques. C’est comme si l’école ne pouvait accueillir que la moitié des enfants en âge d’être scolarisés. Tant pis pour les autres, le budget prévu n’est pas assez important pour les prendre en charge ! C’est exactement ce que l’on fait avec les personnes précaires, en grande exclusion. On ne prévoit pas suffisamment de budget et nous acceptons collectivement la conséquence de laisser des personnes survivre à la rue.
La rue est le miroir de notre société. Toutes les carences dans le fonctionnement de notre société génèrent de l’exclusion. Pour le comprendre, je conseille la lecture de la synthèse d’un récent rapport d’information du Sénat sur les femmes sans-abri. Ce rapport, rédigé par des sénatrices couvrant toutes les sensibilités politiques, explique parfaitement la situation des cent-vingt mille femmes à la rue actuellement en France. Elles sont issues de l’aide sociale à l’enfance pour 25% de celles nées en France. Elles sont victimes de violence et 15% ont perdu leur domicile à la suite de ces violences. Elles sont des mères isolées, ne parvenant plus à payer le loyer à la suite d’une séparation. Elles ont fui leur pays. Elles ont des troubles psychiques ou des addictions. La liste n’est pas exhaustive !
Si l’évolution d’une société peut se juger notamment par l’attention qu’elle porte aux plus fragiles, aux plus vulnérables alors nous avons de réelles marges de progrès !
Enfin, lueur d’espoir partagée, à l’occasion de sa traditionnelle « Fête des Lumières », la ville de Lyon a retenu Alynea comme partenaire de son opération solidaire « les lumignons du cœur » : qu’en attends-tu et comment la soutenir en n’étant pas lyonnais.e ?
Alynéa – Samu social 69 est très reconnaissante d’avoir été choisie comme partenaire solidaire de la Fête des lumières du 5 au 8 décembre 2024 à Lyon. C’est une grande fête populaire, le plus grand événement lyonnais annuel, désormais connu mondialement. A cette occasion les lyonnaises et les lyonnais mettent de petites bougies dans des verres à leurs fenêtres. Ce sont les lumignons. Cette année, notre association sera bénéficiaire de la vente des lumignons, ce qui nous offre une magnifique exposition médiatique pour sensibiliser à la cause des personnes sans-abri. Concrètement ce sont aussi des dons locaux, très utiles qui vont nous apporter une aide financière directe.
Mais bien sûr nos soutiens ne se limitent pas qu’aux habitants de Lyon. Nous avons créé la fondation Alynéa – Samu social 69 qui permet de recevoir des dons avec d’importantes défiscalisations, 66% pour les entreprises et 75% pour les particuliers. Face à la baisse des financements publics qui représentent 90% de notre budget, il est essentiel d’avoir le soutien financier de tous pour cette action d’intérêt général : mettre l’exclusion dehors !
Une interview réalisée par Coryne Nicq