Notre civilisation peut disparaître…
Dans son livre Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, ingénieur agronome, offre un tour d’horizon de la collapsologie, c’est-à-dire la science de l’effondrement des civilisations.
Dans son livre Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, ingénieur agronome, offre un tour d’horizon de la collapsologie, c’est-à-dire la science de l’effondrement des civilisations.
Notre civilisation survivra-t-elle à la fin du pétrole et au changement climatique ? Terrible question, qui est au cœur des recherches de Pablo Servigne, jeune ingénieur agronome et biologiste. Co-auteur du livre Comment tout peut s’effondrer, une synthèse des publications scientifiques sur la possibilité d’une accélération des catastrophes, il se définit aujourd’hui comme « collapsologue », c’est-à-dire spécialiste de l’effondrement, un nouveau champ d’études qu’il a présenté au Parlement des Entrepreneurs d’avenir.
Entrepreneurs d’avenir – Que vient faire un collapsologue au Parlement des Entrepreneurs d’avenir ?
Pablo Servigne – J’aimerais faire passer un message de lucidité, qui parle à tous les secteurs de la société. Depuis la sortie du livre, nous avons été invités par des associations, des universités, mais aussi par des militaires, des hauts fonctionnaires et des partis politiques. Il manquait le milieu de l’entreprise. Finalement, les chefs d’entreprise sont des humains comme les autres, ils ont aussi besoin de savoir ce que notre société risque de devenir !
À quoi peut ressembler un effondrement ?
C’est toute la question de la collapsologie, qui rassemble des données de différentes disciplines scientifiques, comme la climatologie, la démographie, la psychologie, la sociologie, la politique… Nous avons voulu donner de la densité et du sens au concept abstrait d’effondrement, en étudiant aussi les travaux d’archéologues et d’historiens. L’ingénieur russe Dmitry Orlov, qui a vécu en direct la fin de l’Union soviétique à la fin des années 80, propose une grille de lecture en cinq stades d’effondrement, une sorte d’échelle de Richter de l’effondrement : financier, économique, politique, social et culturel. Dans son modèle, l’Union soviétique avait atteint le stade 3, c’est-à-dire l’effondrement politique, dont elle a pu se relever avec la Russie que nous connaissons aujourd’hui. Mais des civilisations peuvent atteindre les stades 4 ou 5 et disparaître sans jamais se relever. La civilisation occidentale, elle, est montée tellement haut, avec tellement d’interconnexions économiques, sociales et politiques, que sa chute sera plus dure. C’est le paradoxe de notre système économique : il est à la fois extrêmement puissant et très vulnérable.
D’après un rapport récent de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), il ne resterait plus que 60 années de récoltes agricoles. Qu’en pensez-vous ?
Je le trouve très optimiste ! De mon côté [voir le livre Nourrir l’Europe en temps de crise], je dirais plutôt que le système agro-industriel européen n’en a plus que pour 10-15 ans, car il est confronté à deux immenses menaces. D’abord l’épuisement des ressources énergétiques, hydrocarbures et nucléaire, sur lesquelles repose toute notre agriculture : labourage, engrais, pesticides, insecticides, transports, conservation, transformation, traitement des déchets, etc. Ensuite les catastrophes naturelles provoquées par le changement climatique. Il faut se rappeler qu’il y a toujours eu trois manières de mourir en masse : les famines, les guerres et les maladies. Je ne vois pas comment, en Europe, nous allons pouvoir éviter une grande famine. Des systèmes agricoles plus résilients existent mais ils sont trop minoritaires en Europe. J’aime bien citer l’exemple de Cuba. Dans les années 90, ce pays a subi à la fois la fin brutale des aides de l’Union soviétique et le durcissement de l’embargo américain. Plus de pétrole, pannes d’électricité, ruptures de la chaîne du froid, pas de transports : les Cubains ont vécu un effondrement grandeur nature. Ils ont eu faim, mais il n’y a pas eu de famine, grâce à l’organisation solide du pays et aux mesures très fortes prises par le gouvernement pour promouvoir l’agro-écologie et la permaculture. Quoi qu’on pense de son système politique, en 5 ans, le pays s’est relevé, et il y a des leçons à en tirer.
À la suite de la publication de votre livre, vous donnez beaucoup de conférences sur le sujet de l’effondrement. Comment le public réagit-il à ce que vous annoncez ?
Il montre beaucoup d’émotions, qui font écho à celles que nous vivons avec ces recherches depuis 6-7 ans : la surprise, le déni, la colère, la peur, le désespoir, la tristesse, l’acceptation. Ce sont comme les phases d’un deuil. La question de la gestion des émotions est capitale, il ne faut pas la mettre sous le tapis. C’est difficile pour la plupart des gens, mais il faut arriver à accepter et accueillir ses émotions, et les partager avec d’autres. C’est ce qui permet d’aller de l’avant et de reconnecter avec la lucidité, la joie et l’enthousiasme, malgré les catastrophes. Une fois, quelqu’un du public a dit : « Ok, c’est l’effondrement, mais c’est pas une raison pour faire la gueule ! ». C’est notre posture !
Si tout menace de s’effondrer, pourquoi avoir des enfants ?
La question n’est pas facile… car l’avenir est bien sombre pour eux. Mais ce n’est pas vraiment la tête qui décide de faire des enfants, mais le cœur. Je suis favorable à laisser la vie aller de l’avant. Et puis de la même manière que nous sommes en phase avec notre époque, nos enfants le seront avec la leur, ils trouveront les moyens de refaire le monde, de recréer quelque chose à leur image, quand nous serons devenus de vieux réacs !
Quelles peuvent être les solutions ?
Dans notre livre, nous ne parlons plus de « solutions », mais de chemins à suivre pour vivre le mieux possible avec les catastrophes. Concrètement, on peut imaginer une politique de rationnement équitable et de sobriété qui ouvre beaucoup de portes. En France, elle rappelle de très mauvais souvenirs de la deuxième guerre mondiale, mais elle est mieux perçue par les Anglais, pour lesquels évoque une époque de grande équité. Peut-on concevoir une telle politique en temps de paix, de manière anticipée pour mettre en place une transition planifiée à grande échelle ? Je ne sais pas. Notre livre a pour but d’ouvrir des imaginaires, de bouleverser notre vision du monde et de l’avenir, et de se débarrasser à la fois d’une vision de l’effondrement à la Mad Max, mais aussi d’une vision prométhéenne imprégnée de technologies et de conquêtes spatiales.
Comment s’engager pour une vie meilleure ?
Pour moi, deux choses sont importantes : créer du lien entre les humains et avec les autres êtres vivants, et remettre du sens dans nos vies. Ceci rejoint la question de l’imaginaire, mais aussi celle du sacré, tellement mal traitée en France. Ces liens multiples que nous tissons avec la toile de la vie peuvent apporter de la force et de la résilience pour aborder les tempêtes. Nous devons aussi nous débarrasser de l’imaginaire de la loi du plus fort, de la lutte de tous contre tous, si fatigante et contre-productive. La compétition n’est pas plus naturelle que l’entraide, bien au contraire, comme le montrent les observations des biologistes. L’entraide, c’est l’autre loi de la jungle. Mais ça c’est une autre histoire, et surtout un prochain livre [rires] !
Propos recueillis par Pascal de Rauglaudre