Hérétique : « Halte à la fascination pour la Silicon Valley ! »
Depuis des années, les entreprises européennes cherchent à copier le modèle numérique de la Silicon Valley, sans succès. Elles doivent se libérer de cette domination, soutient Hérétique, une jeune agence fondée en 2020 qui veut les aider à développer une vision du numérique plus respectueuse des différences culturelles et humaines.
Fin février, Facebook a entamé un bras de fer avec le gouvernement australien, en bloquant la publication de contenus d’actualité sur sa plateforme. Un peu plus tôt en janvier, Facebook et Twitter décidaient de fermer les comptes de Donald Trump après l’attaque du Capitole à Washington.
Ces deux exemples parmi tant d’autres illustrent le pouvoir sans précédent détenu par les multinationales de la Silicon Valley. « Trop longtemps, les entreprises européennes se sont évertuées à les copier sans connaître l’idéologie qui les sous-tend, mais elles n’ont jamais réussi », constate Kevin Echraghi. « Pour l’Europe, c’est une défaite économique, politique et écologique mais aussi culturelle et humaine. Regardez les étudiants : ils ont Netflix, Messenger, Facebook, Deliveroo, Zoom et Amazon, c’est-à-dire le meilleur de ce que la société numérique est censée leur offrir, et pourtant ils sont désespérés. Pourquoi poursuivre cette vision du futur si elle nous rend malheureux ? »
Après quelques années passées dans la Silicon Valley, où il a travaillé comme data scientist, Kevin Echraghi veut proposer une autre vision de la société numérique. Avec deux associés, il a fondé Hérétique au printemps 2020 pour créer des « numériques alternatifs », loin des modèles des GAFA. « Le numérique que nous défendons valorise la coopération plutôt que la guerre de tous contre tous et développe des propositions de valeurs plus riches. Il a pour but de révéler le mystère, la beauté, l’intuition, toutes les émotions qui font la richesse de l’expérience humaine. »
Apporter de la surprise
Concrètement, Hérétique travaille avec des créateurs, des designers et des artistes, pour concevoir des applications et des contenus fidèles à sa vision, comme Dérive, une application anti-Google Maps. Au lieu de proposer l’itinéraire le plus rapide, Dérive indique simplement la destination et la distance. À l’utilisateur de choisir son chemin, selon son intuition.
« Dérive est notre premier produit, financé sur nos fonds propres. Elle repense totalement la proposition de valeur : elle n’optimise pas les trajets, elle respecte la vie privée, elle est écologiquement plus responsable car elle fait très peu appel à des serveurs. Elle apporte de la surprise dans l’expérience numérique. » Plus de 5 000 utilisateurs l’ont déjà adoptée.
Autre création soutenue par Hérétique : Mejnoun, une boîte à musique imaginée par le designer Ferdinand Barbier. Mejnoun répond à la question : comment offrir de la musique quand tout est numérique ? « Son concept est simple : vous choisissez une musique que vous glissez dans la boîte et vous l’offrez à quelqu’un. La musique se lance quand vous soulevez le couvercle, et s’arrête quand vous le refermez. Objectif : remettre de la mémoire et de la matérialité dans l’océan illimité du streaming. »
Pourquoi pas un droit de grève numérique ?
Parmi les idées sur lesquelles Hérétique réfléchit, figure un projet pour aider les chauffeurs et livreurs de Deliveroo et d’Uber à faire grève. « Ils sont victimes d’un véritable coup de force économique par les plateformes, et n’ont pas les moyens de faire grève. Or c’est un droit fondamental qu’ils doivent pouvoir exercer comme le reste de la population. Nous voulons faire entrer ce droit dans l’ère du numérique. »
Pour se financer, Hérétique conseille les comités dirigeants d’entreprises comme La Poste, la Caisse d’épargne et une grande marque de luxe, et des institutions telles que le Conseil de l’Union européenne. « Les entreprises françaises ne peuvent pas rivaliser avec des acteurs qui valent des centaines de milliards de dollars et abusent de leur position dominante. Nous les aidons à décrypter les idéologies libertariennes de la Silicon Valley et à mettre au point d’autres propositions de valeur en inventant de nouveaux usages et de nouveaux produits. »
Comme le dit le philosophe Bruno Latour, « Le train du progrès n’a pas qu’une seule voie. » Celle de la Silicon Valley n’est pas une fatalité : les entreprises françaises n’ont rien à perdre à en tenter une autre.
La philosophie et les créations d’Hérétique sur le web
Pascal de Rauglaudre