Expanscience : la sobriété et la régénération comme modèle d’avenir
Le groupe Expanscience, détenteur de la marque Mustela, mène depuis 2004 une refonte de son modèle d'affaire vers la sobriété et la régénération. Sophie Robert-Velut, directrice générale , répond à nos questions. Vue d'ensemble sur les exigences d'engagement d'Expanscience.
Entrepreneurs d’avenir : Le groupe Expanscience, dont vous êtes directrice générale est devenu, une « société à mission » depuis 2021, et avait obtenu la certification B corp en 2018. Votre engagement est sincère depuis plusieurs années et n’est plus à démontrer. Comment ce groupe s’est hissé à ce niveau d’engagement ? et quels ont été les étapes et atouts décisifs ? Quels sont les enjeux des prochaines années pour Expanscience ?
Sophie Robert-Velut : Tout est parti de la marque Mustela, créée en 1950 sur le segment du soin de la peau des nouveaux nés. Sur une telle catégorie, être responsable c’était la base obligatoire. On peut dater nos premiers passages à l’engagement environnemental par la signature du pacte des Nations Unies en 2004. Cela nous a amené en 2010, à entamer une démarche d’offre plus responsable, via l’éco-conception de nos produits, la naturalisation des formules, (désormais à 96% d’origine naturelle), via le développement de filières d’approvisionnement responsables en actifs végétaux (sous le contrôle de l’Union pour le BioCommerce Ethique – UEBT) et en intégrant des ingrédients issus de rebuts alimentaires.
Notre démarche a été enclenchée pour toutes nos activités (dermo-cosmétique, rhumatologie et fabrication d’actifs cosmétiques), avec une mesure systématique via le label engagé RSE. Elle restait cependant une démarche de réduction des impacts négatifs. De là à dire que notre modèle était soutenable pour les écosystèmes planétaires, non malheureusement…
L’humanité a atteint les limites au-delà desquelles les océans, le vivant, la forêt, l’atmosphère que nous respirons, l’eau que nous buvons ne permettront plus à notre espèce dans son ensemble, de vivre dans de bonnes conditions. Alors, avoir un enfant, c’est avoir une sacrée dose d’espoir en l’humanité. Comme les parents, nous voulons croire que le monde pourrait être meilleur demain, que le présent ne doit plus compromettre le futur, et que pour que notre activité trouve sa place dans un futur souhaitable, nous devons participer à façonner ce futur plutôt que de le subir.
En outre, le modèle de développement dominant depuis une cinquantaine d’années fait courir des risques forts sur la pérennité des entreprises : dans un contexte de ressources finies, de raréfaction des matières premières, d’un accès à l’énergie qui va devenir de plus en plus limité, nos entreprises vont devoir adapter leur fonctionnement à un monde à +2 ou 3 degrés.
Alors nous avons souhaité monter l’exigence concernant notre impact, lors de notre certification B Corp en 2018, en nous engageant à contribuer aux objectifs climatiques planétaires selon une trajectoire SBTI. Et puis, en 2021, nous avons élargi notre démarche en adoptant le statut de société à mission, avec notamment 2 objectifs particulièrement importants :
1. Mobiliser nos écosystèmes et communautés, afin de construire un modèle d’affaire à impact positif sur la société, les individus et leur environnement
2. Contribuer à l’atteinte des objectifs climatiques planétaires et à la protection et à la régénération de la biodiversité.
Voilà pour le séquençage de ce que nous avons mis en place. Les enjeux à venir ? C’est de repenser notre modèle d’affaire, notre définition du succès et notre boussole : remettre la finance à sa juste place, (au service de l’entreprise, et non l’inverse). Et ses indicateurs que sont le chiffre d’affaires et l’EBITDA, comme des lunettes qui permettent de voir certains aspects de notre performance d’entreprise. Nous apprenons à piloter notre activité et mesurer notre performance selon les critères les plus pertinents de cette nouvelle réalité. Compter aussi bien les euros que le carbone, la pollution plastique, la protection de la biodiversité… les mettre au même niveau d’importance.
Vous êtes maintenant dans une démarche régénérative, qui implique de repenser vos modèles économiques au regard des limites planétaires. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour vos activités Dermo-Cosmétiques et Rhumatologiques ? Allez-vous abandonner certaines activités ? Produire et vendre autrement, autre chose et comment ?
Nous nous appuyons sur trois grands axes de redirection : la sobriété et l’utilité de l’offre, l’ancrage local qui contribue à résoudre un problème écologique ou de société, la compatibilité aux limites planétaires.
D’abord retravailler nos offres vers la sobriété et la régénération. Nous nous imposons d’interdire toute nouveauté non essentielle et dont l’Analyse de Cycle de Vie n’est pas meilleure que les produits similaires du marché. Nous nous donnons 7 ans pour reformuler et changer l’emballage des produits utiles aux parents dont l’impact peut être amélioré et arrêter ceux qui ne peuvent pas être améliorés, comme les lingettes jetables par exemple, dont l’impact sur la biodiversité est mauvais. Nous pivotons notre modèle d’affaires en y ajoutant la notion de service à la parentalité et au bien vieillir. Enfin nous sur-représentons dans nos investissements, les gestes de consommation plus sobres en carbone, eau et plastique (le vrac, le solide, la recharge, le multi-usage).
S’agissant du local, nous avons entamé cette année un projet expérimental de formulation et production locale, c’est-à-dire que nous apprenons à formuler avec les ingrédients qui poussent autour de notre unité de production (en l’occurrence on commence avec du tournesol local). Cela implique que dans le futur, nos ingrédients et donc nos produits seront un peu différents en fonction de la zone de distribution, tout en continuant de garantir l’innocuité et la qualité. Cette idée d’approvisionner localement permettrait de diminuer les transports de matières premières et leur empreinte carbone, mais aussi de supprimer les intermédiaires et de soutenir dans leur transition les agriculteurs qui font pousser nos matières premières, afin de comprendre et agir en positif sur la biodiversité. Sur le climat, nous sommes en cours de décarbonation de notre centre de production et un plan de réduction de l’empreinte CO2 de notre logistique est en cours. ET sur la pollution au plastique, nous avons lancé le vrac en pharmacie d’abord seuls et nous avançons désormais avec des concurrents pour avoir un impact plus fort sur les nouveaux modes de consommation.
Comment se traduit votre ambition régénérative, inclusive et équitable dans votre manière de manager un groupe comme Expanscience ? Le management doit-il aussi se transformer profondément pour atteindre cette ambition d’entreprise positive ?
Bien sûr, le management doit se transformer. D’abord en ayant conscience qu’il faut autant faire travailler sa tête que son cœur, ses tripes. Nous avons appris en un an à nous poser des questions fondamentales, structurantes : quel est le but de notre activité, quelle utilité, comment redéfinir le succès et donc changer de boussole ?
Nous avons aussi compris qu’il fallait partager le constat des limites planétaires avec les 1100 collaborateurs de l’entreprise, qui ont réalisé la Fresque du Climat en 2022, y compris à l’étranger, y compris à l’usine dans les équipes de nuit. Cela nous permet de parler le même langage, de clarifier le sens de notre feuille de route.
En termes de méthodologie, l’idée est d’aider le collectif à changer, en itération : ce qui compte c’est le chemin, les échecs nous enseignent autant, voire plus, que les succès. On encourage les équipes à essayer des choses même sans certitude de résultat. Ce qui implique, du côté manager, d’être transparent, dire ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Accepter de ne pas avoir toutes les réponses car le futur est très incertain. Assumer ses fragilités pour responsabiliser l’ensemble des co-équipiers, faire redescendre la prise de décision au bon niveau.
Il est également crucial de traquer les injonctions contradictoires pour que la trajectoire soit cohérente dans le quotidien des équipes (objectifs RSE et financiers cohérents, rémunérations variables en harmonie avec les objectifs RSE).
Nous pensons qu’une entreprise leader demain, se définira par le fait qu’elle est capable d’entrainer sa chaine de valeur (y compris les concurrents) vers une économie qui répare au lieu de détruire socialement et environnementalement.
Vous avez des projets d’évolution de vos modèles économiques qui sont très disruptifs. Vous voulez vous engager auprès des parents, des familles et des enfants avec une proposition de valeur à l’échelle des territoires. Pourriez-vous nous parler de ce virage économique et sociétal ?
Prenons d’abord une précaution oratoire, le virage n’a pas encore eu lieu ! Mustela a initié en novembre dernier une démarche expérimentale sur la création de lieux de ressources favorisant la sérénité des parents, en coopération avec des experts de la parentalité : ONG, professionnels de santé, autres acteurs privés de la parentalité dans des domaines complémentaires… le but est d’apporter de la sérénité aux parents, pour qu’ils puisse élever en bonne santé leurs enfants sur une planète en bonne santé. Lieu de partage de témoignages ou d’expérience, de confidence, de services, de pédagogie, de découverte… pour œuvrer à un meilleur accompagnement de la parentalité, à l’accélération de la transition écologique via les changements de comportements des familles, à l’empowerment des parents et à la création des synergies entre des communautés aux intérêts partagés. Nous allons reproduire cela dans plusieurs communes françaises avec l’objectif qu’un nouveau modèle économique émerge d’ici à 2030.
Enfin, qu’est-ce qui dans notre mouvement des Entrepreneurs d’avenir vous paraît contributif pour « faire » cette vie à l’heure des grandes transitions (notre dernier Parlement à retrouver ici) et les sessions enregistrées ici
Ce qui va permettre à l’espèce humaine de survivre à la crise des limites planétaires, c’est la mobilisation. Pour ça il faut commencer par une vaste sensibilisation, dans tous les cercles de nos sociétés : ONG, pouvoirs publics et tissu économique. Donc tous les mouvements d’entrepreneurs, dirigeants, salariés, qui s’unissent pour réinventer une économie contributive à une vie meilleure (je reprends votre mission dans le texte !) sont cruciaux pour parvenir à l’effet de cliquet qui va mettre en mouvement les humains de façon radicale et accélérée. La Convention des entreprises pour le Climat, le mouvement des Jeunes dirigeants, Impact France, Entrepreneurs d’avenir : vous faites tous partie d’un écosystème dont l’utilité est de former les acteurs du monde économique et de les mettre en mouvement vers des modèles d’activité compatibles avec les limites planétaires. Vous devriez d’ailleurs travailler le plus possible ensemble pour décupler votre impact !
Par ailleurs il y a dans votre mouvement et dans les parlements, des thématiques récurrentes que vous poussez et qui sont fondamentales : la place de la nature ou du vivant non humain dans la gouvernance économique des entreprises, la réconciliation entre les sphères privées, publiques et associatives de notre société, la réconciliation générationnelle capitale pour faire face au défi planétaire, et les redéfinitions urgentes : du progrès, du travail, du bien-être en entreprise, de la croissance, de l’investissement et du management.
Un enjeu d’avenir pour vous et les organisations qui œuvrent dans le même but, sera de comprendre comment elles peuvent entrainer le pouvoir politique à penser sur le temps long. Il est temps de planifier l’adaptation de nos infrastructures, de nos institutions, de nos dépenses publiques, de nos réglementations, afin de se préparer à l’effondrement progressif dont les scientifiques s’accordent à dire qu’il est lancé.