Eric Julien, un regard éclairé sur la vie et la nature

« Avant d’être des êtres de culture, nous sommes des êtres de nature. Nous sommes les enfants d’une longue et mystérieuse histoire en interdépendances fragiles avec toute les formes de vie, des plus petites au plus grandes, qui se développent sur notre vaisseau commun, la terre. »

 

Eric Julien cumule trois formations qui l’ont mené de Sciences Politique Grenoble à un DESS des systèmes multimedia, communication sociale et système d’information pour « finir » rien de moins par un DEA en Géographie. Il ne serait plus là sans la rencontre incroyable avec le peuple des indiens Kogis de Colombie, qui le soigne et l’accueille sur les hauts plateaux de la Serra Nevada il y a de cela plus de 30 ans.
Toujours entrepreneur, expert APM, il est aussi écrivain, fondateur de l’association Tchendukua ici & ailleurs qui accompagne la restitution de terres ancestrales au profit des peuples de la Sierra Nevada de Santa Marta dans le nord de la Colombie, particulièrement les Kogis et les Wiwas, appuie la régénération de la biodiversité, nourrit et engage des activités de sensibilisation et de dialogue croisé entre connaissances ancestrales et savoirs scientifiques.
Eric est avec Muriel Fifils le co-fondateur de l’Ecole de la Nature et des Savoirs et de Caminando, une école primaire qui mène les enfants sur le chemin de la Nature et du Vivant.

Entrepreneurs d’avenir : Eric, on le voit tu as un parcours riche et dense, particulier aussi. Peux-tu « planter le décor » et nous en partager les grandes lignes et les fractures, les succès et les espérances ?

Eric Julien : Un peu de Géographie, beaucoup de montagne, du delta plane aux Arcs (en Savoie), des sciences politiques, puis du conseil en entreprise, de la formation et un long cheminement avec les peuples autochtones, des humains qui savent encore convoquer l’essentiel. J’ai failli mourir plusieurs fois, notamment d’un œdème pulmonaire en altitude et ce sont les indiens Kogis qui m’ont sauvé la vie. Malgré mes grandes études, je n’avais jamais appris le silence, l’humilité ou la solidarité de la vulnérabilité. Ce sont de beaux enseignements que ces sociétés m’ont partagés. Avec le recul, on pourrait dire que c’est une sorte de parcours de généraliste, un peu comme nos anciens médecins de famille, qui avaient une vision d’ensemble de leurs patients, ce qui leur permettait de resituer une pathologie dans un contexte et éventuellement de l’éclairer différemment. Certains diront qu’à être trop généraliste on est spécialiste de rien, d’autres diront que la vision élargie, dynamique du généraliste, permet de faire des liens, que d’autres ne voient pas ou peu. Ce regard élargi résonne pour moi, avec ma formation de Géographe, discipline qui invite au dialogue des regards, autour de nos communs, les territoires et la nature qui s’y déploie.

Mes fractures ? mes blessures de jeunesse, blessures de l’âme, que j’ai mis du temps à identifier et soigner.

Les succès ? Ma famille, mes enfants, et dans un autre registre, 3 000 ha de terres rachetées, reforestées et restituées aux communautés autochtones de la Sierra Nevada en Colombie. Avec la restitution de ces terres, il y a la confiance que nous avons réussi à reconstruire avec ces humains que nos sociétés modernes ont si longtemps méprisés et détruits. Il y a aussi la joie et la simplicité qui se réveillent parfois chez certains des stagiaires que j’emmène en nature effleurer ensemble la beauté et la paix joyeuse de la vie. C’est mon plus grand bonheur et mon espérance à chaque nouvelle journée qui s’annonce. Marcher en beauté vers une fraternité simple et joyeuse.

Quand tu as décidé de lancer l’association, tu t’es véritablement engagé dans une démarche entrepreneuriale qui couvre bien des aspects : quelle est ta vision de l’intention et de l’action ? Comment articules-tu les deux ?

Il y a cette phrase de Goethe – « Dès le moment où l’on s’engage pleinement, la Providence se met également en marche, pour nous aider et mettre en œuvre toutes sortes de choses qui sinon n’auraient jamais eu lieu (…)». Avec Jacqueline, une amie fidèle, en 1997, nous sommes partis d’une feuille blanche, et une intention chevillée au corps, restituer leurs terres aux sociétés autochtones de la Sierra. Et c’est vrai que toutes sortes de choses se sont passées, qui nous ont permis d’avancer. Des mécènes ont surgi, dont Paquita que je remercie ici, Sébastien et bien d’autres, des opportunités sont apparues, la mise en mouvement facilite l’émergence du non advenu. Ensuite, il faut savoir s’entourer et consolider tout ceci, mettre un peu d’organisation, de valeurs, de communication, pour passer d’un management d’impulsion, à un management d’accompagnement mais en essayant de ne jamais étouffer le souffle, le rêve initial. J’ai l’impression que la vibration précède l’action, qu’elle la conditionne et que l’action précède la réflexion. Cela peut paraitre paradoxal, et pourtant ! Si j’avais commencé par la réflexion, je pense que je n’aurais pas beaucoup avancé.

Pourquoi avoir choisi il y a douze ans maintenant d’y associer une école « de pleine nature » pour les enfants de primaire ?

On connait maintenant les effets bénéfiques et prouvés, de la pleine conscience qui plus est en nature. Les modernes que nous sommes ont besoin de preuves. Les effets conjugués de ces deux « pratiques », sont excellentes autant pour la santé que pour l’équilibre psychique des enfants et des adultes. – « Nous sommes le monde, nous fonctionnons comme le monde, mais nous l’avons oublié, il faudrait remettre le monde et la nature dans nos actes et nos pensées » nous soufflait en son temps le philosophe Michel Serre. Devenus des urbains hors sols, il est vital que nous retrouvions des liens d’alliance avec la nature extérieure, condition pour nous relier à notre nature intérieure. Nos sociétés modernes ont un besoin vital de réconciliation, de paix avec la nature dont nous sommes issus et dont nous dépendons. – « L’homme c’est la nature prenant conscience d’elle-même » rappelait le Géographe libertaire Elisée Reclus. Encore faut-il ouvrir la voie, montrer le chemin, apprendre, pratiquer, surtout pour les enfants de primaire, cet âge fondamental qui marque le passage entre l’enfance et l’adolescence. La nature est avant tout une expérience. Une expérience qui procure sensations et émotions. L’émotion met en mouvement. Dans l’époque qui est la nôtre, ou les futurs sont anxiogènes, c’est une immense responsabilité que de redonner confiance aux enfants, de leurs redonner en-vie, de les préparer aux enjeux du monde qui vient et de leur montrer qu’il existe des adultes capables de les accompagner sur ce chemin. Dans notre pays, l’instruction est obligatoire, mais la pédagogie est libre. C’est constitutionnel. Il nous paraissait essentiel de remettre de la vie dans l’école, afin de donner envie aux enfants de ne pas aller en vacances, de remettre un peu d’enthousiasme* dans leurs apprentissages.
(* « traversé par la vie »).

Si tu avais à résumer les constats qui te paraissent « essentiels » à ce stade de « l’évolution » auquel est arrivée l’humanité, ce serait lesquels ?

S’apaiser, faire la paix à l’intérieur de chacun d’entre nous, afin de faire la paix avec la nature. Ne nous leurrons pas, le réchauffement climatique, c’est avant tout dans nos têtes qu’il se trouve. Il est le reflet de nos agitations intérieures. Des indiens Kogis avec qui nous traversions un tunnel lors d’un voyage en France, m’ont demandé – « Pourquoi faites-vous des trous comme ça dans la terre ? ». Je m’entends encore leur répondre que c’était pour aller plus vite, que cela évitait de faire le tour. Après un temps de silence, une deuxième question a fusé. – « Mais jusqu’où voulez-vous aller plus vite ». Quel est le sens de notre développement frénétique, de ce toujours plus vite, qui nous épuise et nous sort de nous-même ? Sur nos chemins de vie, vient un moment ou l’important ne suffit plus. Il ne nourrit plus nos âmes et laisse un goût amer. La grenouille est devenue plus grosse que le bœuf et ??? Alors on se met en quête de l’essentiel, la joie, la présence au corps, à l’autre, la qualité de nos relations, le sens. – « Depuis combien de temps n’as-tu pas chanté, depuis combien de temps n’as-tu pas dansé, depuis combien de temps n’as-tu pas raconté une histoire », disait le sage, et tu t’étonnes d’être malade. L’enfant intérieur est là, tapi, joyeux, sachons le réveiller avant qu’il ne soit trop tard.

Pour toi, dans ce contexte particulier, qu’est-ce que serait un futur désirable ?

Je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire ni même intéressant de souhaiter un futur aussi désirable soit-il. Peut-être juste tenter de sortir du contrôle pour permettre à la vie d’advenir et de nous souffler un futur vivant. Il nous faudrait pour cela être capable d’explorer une posture qui sorte un peu du faire, du contrôle, du mental, afin de laisser le vivant, dont la nature est l’expression, s’exprimer, à travers nous, en nous et sur nos territoires. Si l’on pouvait intégrer la nature non plus comme un objet, mais comme un sujet avec lequel il convient d’interagir ? Que nous soufflerait-elle ? Le vivant obéi à des principes, des lois, les lois de SE, comme les ont appelées les Kogis. Des lois universelles, qui fondent la vie, face auxquelles nous opposons des lois humaines que l’on change quand cela nous arrange, en fonction de nos intérêts, de nos idéologies, qui ne respectent pas la vie. Pire, elles l’ignorent voir la détruise. Rendez-vous compte, nous avons réussi cette performance terrible, de rendre des roses mortifères, puisqu’une maman enceinte, fleuriste, qui manipulait ces fleurs, a transmis les substances phytosanitaires chimiques répandues dans les serres de culture à sa fille qui mourra d’un cancer à 11 ans. Cette ignorance, ce non-respect des lois de la vie est largement à l’origine des déséquilibres et de nombre de pathologies de nos sociétés modernes. Il nous faudrait apprendre à ménager la nature plutôt que l’aménager, l’écouter, faire avec elle, plutôt que la contraindre et vouloir l’asservir. – « Connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les hommes » disait le sage. On pense souvent, que les solutions à nos difficultés sont à chercher à l’extérieur, par des projets, des inventions techniques, des idées nouvelles, du militantisme. Il n’y aura pas de futur extérieur « souhaitable », tant que nous n’aurons pas fait la paix avec notre nature intérieure agitée, immature et coupée de la vie. Le vivant est unité, interrelations, non dualité, émergence. Nos sociétés modernes dissocient, divisent, abiment, opposent, et conflictualisent. Un futur souhaitable, consisterait peut-être simplement à essayer de vivre enfin les valeurs de la république ? Les descendre des frontons de nos écoles, de nos mairies et les décliner avec les jeunes, les enseignants, les élus, avec les citoyens. La fraternité, si elle était vécue, nous ouvrirait sans doute les portes d’un futur souhaitable beaucoup plus surement que la géo-ingénierie. Ou la puissance de l’intelligence naturelle (IN), viendrait compenser la triste intelligence artificielle. (IA).

Et maintenant on fait quoi ? Quels sont de ton point de vue les sujets à travailler prioritairement et les actions immédiates à entreprendre selon toi pour aller vers ce futur désirable ?

Nos sociétés modernes souffrent d’un déséquilibre majeur. LA terre, LA vie, ce déséquilibre, il est issu de la destruction, dans nos organisations, nos entreprises, nos territoires, nos écoles, nos imaginaires de la dimension sensible, intuitive, invisible, dynamique, circulaire, féminine du monde et de la vie. Une dimension dominée, abîmée, par une praxis contrôlante, rationnelle, analytique linéaire essentiellement masculine qui décide seule des orientations de nos sociétés modernes. Le féminin donne la vie, il permet l’émergence du non advenu. Le masculin non, il la contrôle. Il n’y aurait qu’une seule chose à faire, réouvrir des espaces féminins, ou nous pourrions ensemble, imaginer un futur souhaitable, nourrir un nouveau récit, qui mette en mouvement. Mutualiser nos futurs, comme nos ancêtres ont su le faire en leur temps en créant les mutuelles qui leur ont permis de mutualiser le risque. Il nous faudrait un peu d’audace et de courage pour passer du « je » au « nous ». Je suis sûr que nous en sommes collectivement capables.

Notre prochaine Université de la Terre a pour thème central « NATURE = FUTUR » : qu’est-ce que cela t’inspire ?

Il est temps que l’on se pose enfin la question et surtout que l’on fasse ce lien. Comment a-t-on pu imaginer une seconde que notre futur puisse s’inscrire hors de la nature ? Avant d’être des êtres de culture, nous sommes des êtres de nature. Nous sommes les enfants d’une longue et mystérieuse histoire en interdépendances fragiles avec toute les formes de vie, des plus petites au plus grandes, qui se développent sur notre vaisseau commun, la terre. Société autochtone de Colombie, massacrée, longtemps méprisée par notre modernité auto -désignée civilisée, les Kogis de leur vrai nom les Kagaba, nous confrontent aujourd’hui à l’alternative suivante :

-soit nous continuons à coloniser la terre, exploitant ses ressources, abîmant ses trames de vies (cours d’eau, forêts, océans) et nous allons mourir,

-soit nous ouvrons un dialogue avec des sociétés comme les Kogis, qui n’ont pas perdu leurs liens d’alliance avec la nature, et nous pourrions essayer d’inventer un nouveau regard sur le monde afin de sauver ce qui peut encore l’être et prolonger l’histoire de l’humanité. – « Ce n’est pas en faisant plus ou mieux de la même chose que nous obtiendrons des résultats différents » nous rappelait Einstein, l’un de nos shamans. Il faut tenter autre chose. Dialoguer avec les sociétés autochtones, pourrait sans doute ouvrir la voie d’un nouveau paradigme, un paradigme qui nous inviterait en joie à faire la paix avec la nature. – « Si tu avances tu es mort, si tu recules tu es mort, si tu restes immobile tu es mort » nous rappelle un proverbe Zoulou. Alors avançons, en joie.

Une interview réalisée par Coryne Nicq

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