Transmettre des mots qui rassemblent
Professeure agrégée de lettres et écrivaine, Cécile Ladjali évoque avec puissance l’importance de l’éducation, de la transmission et de l’amour des mots. Dans un monde en transition, en perpétuelle mutation, il est indispensable de sortir de soi pour engager ce mouvement vers l’autre, vers la nouveauté et le futur qui seront par nature toujours un peu effrayants.
Entrepreneurs d’avenir : Vous êtes intervenue à l’Université de la terre sur le thème de la transmission. Quelle place pour la transmission dans un monde en transition ?
Cécile Ladjali : L’éducation est au centre de tout. Elèves et étudiants sont les citoyens de demain. Il s’agit pour le professeur de leur transmettre une culture commune à chacun, une culture humaniste, voire universaliste, qui rassemble. Ce dialogue avec les œuvres, l’Histoire, la pensée, l’esthétique passe par un langage, une syntaxe maitrisée. Ça n’est qu’à la faveur de codes linguistiques et symboliques communs, largement partagés que le dialogue aura lieu. Sans cette culture commune, le malentendu s’installe et avec lui toutes les violences. Transmettre les mots qui rassemblent concourt à lutter contre les ghettos linguistiques qui séparent, isolent et attisent la haine de l’autre. Une formation est aussi une déformation. Il s’agit d’arracher les consciences en formation qui nous sont confiées à leur quotidien, afin de les confronter à autre chose qu’eux-mêmes et les emmener ailleurs. On n’est jamais autant conscient de qui l’on est que lorsqu’on est confronté à l’altérité. Faire l’expérience de quelque chose qui nous dépasse, qui nous écrase un peu, pour ensuite revenir à soi, plus certain encore de qui l’on est, voilà le mouvement intérieur induit par l’acte de transmission. Et dans un monde en transition, en perpétuelle mutation, il est indispensable de sortir de soi pour engager ce mouvement vers l’autre, vers la nouveauté et le futur qui seront par nature toujours un peu effrayants. Il s’agit d’avoir suffisamment d’aplomb et d’assurance (que seul le langage et les codes culturels intériorisés confèrent) pour s’engager sereinement vers l’avenir et envisager de construire quoique ce soit auprès l’Autre, cet inquiétant étranger. Ce sont les maîtres, avec leur exigence aimante, avec une nécessaire empathie qui jamais ne cède à la tentation démagogue ou au relativisme culturel, qui sont les maîtres d’oeuvre de ce formidable passage. Ce sont eux qui guident, orientent, accompagnent ceux qui aujourd’hui portent l’espoir et qui demain le transformeront en action.
Vous vous définissez comme professeur engagée pour la cité. Quel est votre rôle dans celle-ci? Comment vous engagez-vous au quotidien?
Au quotidien, je m’engage en faisant cours. La salle de classe est un formidable ilot de résistance ! Je m’engage, en transmettant aux élèves et aux étudiants ce qui me tient le plus à coeur : les mots, la littérature. Cela, je le fais sans jamais négocier mes passions. Cet engagement radical, absolu, entraine élèves et étudiants. Quand ils sentent que le maitre est un peu possédé, ils sont prêts à le suivre. Cet amour non négociable pour la littérature, je l’exprime aussi chaque jour en tant qu’écrivain à travers une poétique du texte toujours exigeante et des sujets qui ne sont pas forcément liés à l’air du temps (ambition de feuilles mortes d’après moi.) Aussi le travail de l’écrivain se retrouve-t-il dans les cours. Cet engament concret, personnel, intime en littérature est une vérité palpable qui rassurent les élèves et les fait adhérer à des paris un peu fous : publier des textes, monter sur scène, réaliser une exposition. Il n’y a pas de bluffe possible avec le métier de professeur. Le lien de courtoisie (de coeur) entre maître et disciple suppose une parfaite réciprocité. En recevant un bon cours, l’élève contracte une dette d’amour et presque toujours il sait nous rendre au centuple ce que nous lui avons donné. Etant une femme publique, je m’exprime dans mes essais, romans ou pièces de théâtre, ainsi que dans les médias quand l’occasion m’est offerte. A chaque fois, je n’ai de cesse de répéter qu’il n’y a pas de liberté, ni d’estime de soi possible sans les mots. Avec la réalisatrice, Murielle Magellan, (qui a écrit le scénario du film de Jean-Pierre Améris, Illettré, d’après mon roman éponyme), j’ai inventé, « Les Dialogues », dispositif littéraire et artistique qui vise à lutter contre les séparatismes. Ainsi, des binômes d’écrivains issus de milieux différents se rendent dans les classes pour évoquer leurs origines, leur rapport à l’école, à l’écriture. A travers cette présentation, ils signifient que les différences sont balayées car l’art et une culture commune les réunissent (j’ai souvent proposés des dialogues avec Murielle Magellan qui est Juive d’Algérie tandis que je suis d’origine iranienne.) Il n’est pas question de dispenser des cours de morale, mais simplement d’inviter les élèves à nous écouter, avant de leur demander de s’exprimer sur les thèmes exposés : « origines, religions, école, langage, peur de l’autre, racisme », etc. Mon nouveau roman, La Nuit est mon jour préféré (Actes Sud) évoque le conflit israélo-palestinien et rêve d’un dialogue. Je suis invitée à la fin du mois de février par la librairie Vice Versa de Jérusalem et l’Institut de France en Israël pour échanger avec les lecteurs et les institutions autour de cette tragédie. Je m’étais déjà exprimé sur le sujet en 2009 avec l’écriture d’une pièce, Hamet/Electre, qui avait été jouée à la MC93. Je ne me sens légitime que sur le terrain de la littérature et des mythes pour aborder un tel sujet. Ils me donnent le recul nécessaire et le poétique dialogue avec le politique toujours pour le meilleur.
Vous êtes responsable du “Programme Baudelaire” à la Fondation Robert de Sorbon. Ce dispositif universitaire, ayant accueilli sa première promotion à la rentrée 2021, défend le principe d’un « élitisme pour tous » à destination des élèves des Réseaux d’Education Prioritaire. Le programme propose des ateliers d’écriture gratuits, avec des écrivains, poètes, comédiens de hauts niveaux. Quel en est l’objectif ? Quels ont été les moments marquants lors de ce programme ?
Le problème pour ce public d’étudiants de licence méritants est celui de la légitimité. Ils manquent de confiance en eux en raison de leurs origines sociales et, n’étant pas en possession de tous les codes aux sortir du bac et ayant parfaitement conscience que l’on vit dans un monde de reproduction des élites, ils souffrent d’un sérieux manque de confiance en eux. Il s’agit donc de leur dispenser des cours d’excellence, en même temps que d’articuler la théorie à la pratique. Car les professeurs du Programme Baudelaire sont tous des artistes qui pratiquent l’art qu’ils enseignent. Ainsi, nous les invitons à vivre l’oeuvre d’art de l’intérieur en créant. Les étudiants publient, montent sur scène, exposent leurs œuvres. De cette manière, l’œuvre écrite ou peinte perd de son inquiétante étrangeté, parce qu’à un moment ils en ont été les acteurs. Les moments marquants de ce programme sont ceux où ils échangent avec leurs partenaires culturels. En février 2023, ils montent sur la scène de la MC93 pour jouer Les Perses d’Eschyle dans une mise en scène de leur professeur, Ismini Vlavianou. En Avril 2023, ils remontent sur la scène de la Maison de la poésie en compagnie d’un acteur de la Comédie française sous la direction du dramaturge, Florient Azoulay, pour lire les textes qu’ils ont écrits en ateliers d’écriture avec la romancière, Véronique Ovaldé. Quelques jours avant, ils exposent à Bobigny les œuvres qu’ils ont réalisées en cours d’arts plastiques sous la tutelle de l’artiste, Marco Castilla…
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le projet de réécriture inédit que vous avez entrepris avec Monique Valcke Strauss et les élèves du programme ?
Cette année, les étudiants du programme Baudelaire établissent et publient le texte de Monique Valcke Strauss. Il s’agit du récit d’une fuite, celui de Monique, fillette Juive âgée de 6 ans en 1940 et qui, avec son grand frère, Michel, fuit la barbarie nazie, en passant en Suisse. Pour cela, les deux enfants escaladent un mur de fils de fer barbelé à Annemasse. Quand j’ai eu ces pages en mains, je me suis dit que le texte devait être confié aux étudiants et que ce seraient le projet littéraire, artistiques et humaniste de leur année. Monique a tout de suite été partante et elle vient souvent à leur rencontre. En cours de littérature, avec le romancier et professeur, Thomas B. Reverdy, les étudiants revoient le texte là où il est nécessaire d’y apporter quelques retouches. En cours d’arts plastiques, ils peignent de grandes toiles pour illustrer des scènes du livre. Ces tableaux seront exposés le 12 avril prochain en la gare de déportation de Bobigny. A cette occasion, le violoncelliste, Raphaël Chrétien, donnera un concert. Monique sera présente, entourée par les Baudelaire et les élèves du lycée franco-américain de Sans Francisco avec lesquels nous travaillons et qui ont traduit des pages du livre en américain. Leur professeur, Michelle Haner, comédienne, diplômée d’Harvard, fait partie du programme Baudelaire depuis sa création et le codirigera avec moi l’an prochain (un nouveau projet autour de l’adaptation pour le théâtre des Cahiers de Californie d’Edgar Morin). A Bobigny, les étudiants échangeront avec Monique, présenteront leur travail éditorial et artistique. Le concert fera écho à leur rencontre avec Hélios Azoulay, musicologue, écrivain, qui leur a dispensé un cours consacré à « la musique dans les camps. » Les éditions Actes Sud publient le texte de Monique Valcke Strauss. Pascal Ory, historien et académicien le préface. Le spécialiste de la Shoah est venu faire une conférence à la Fondation Robert de Sorbon pour les étudiants du Programme Baudelaire en novembre dernier. Suite à cet échange, ils travaillent régulièrement au fonds Shoah de Bobigny, en vue de l’établissement du texte à travers la rédaction des notes de bas de page et des annexes. Cette aventure éditoriale, artistique et humaine responsabilise les étudiants. Très jeunes et souvent de confession musulmane, l’échange avec Monique fait sens pour eux. Il s’agit d’un passage de relai, d’un acte de transmission au carré, puisque les étudiants recueillent les mots d’un grand Témoin de l’Histoire et publient ses mots pour que la parole ne se perdent pas.
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