Algocratie : Construire une démocratie de l’information à l’ère des algorithmes

Dans son ouvrage "Algocratie - Vivre libre à l'heure des algorithmes", Arthur Grimonpont explore l'impact des réseaux sociaux sur notre vision du monde et appelle à une régulation stricte des plateformes, à un soutien du journalisme indépendant et à la protection de la liberté d'information.

 

Entrepreneurs d’avenir : Vous êtes l’auteur de l’ouvrage “Algocratie – Vivre libre à l’heure des algorithmes“. Vous examinez dans votre ouvrage comment les réseaux sociaux et leurs algorithmes façonnent notre représentation du monde et régissent notre vie sociale, politique et culturelle. Quelles solutions concrètes proposez-vous pour bâtir une “démocratie de l’information” capable de soutenir un véritable progrès humain en évitant une polarisation des opinions ?

Arthur Grimonpont : Les réseaux sociaux sont le premier mode d’accès à l’information (au sens large) de l’humanité. Tous les jours, leurs algorithmes de recommandation construisent et mettent à jour les représentations du monde de cinq milliards de personnes. Ils décident des évènements portés à notre attention ainsi que de ceux – infiniment plus nombreux – dont nous n’entendrons jamais parler. Ces algorithmes visent à sélectionner, parmi l’océan de contenus disponibles, ceux qui ont le plus de chances de retenir notre attention à un instant donné, afin de convertir notre attention en revenus publicitaires. Il en résulte une sélection par le pire : une forme de méritocratie inversée où l’égotisme, le mensonge et l’outrance l’emportent par défaut sur la modestie, la vérité et la nuance.

Les algorithmes amplifient donc de façon disproportionnée “le pire de l’humanité” tout en  nous enfermant dans un point de vue  étriqué. Une partie de la solution consiste à imposer aux plateformes de respecter notre droit d’accéder à une information fiable et pluraliste. Comme elles n’y ont aucun intérêt commercial, le législateur doit les y contraindre par la loi. C’est ce qu’initie le règlement sur les services numériques (DSA) dans l’Union européenne. Le défi n’est pas technique mais politique et économique.

Ensuite, il faut aller plus loin en exigeant des plateformes, en tant que principaux fournisseurs d’accès à l’information, d’amplifier la visibilité d’un journalisme libre, pluraliste et indépendant, en recommandant par exemple les médias identifiés par la norme Journalism Trust Initiative, norme certifiant les médias indépendants développée par RSF.

Il serait également possible de fonder les recommandations des plateformes sur les préférences exprimées par leurs utilisateurs, comme l’expérimente par exemple l’application Tournesol pour remplacer l’algorithme de YouTube.

Selon vous, comment l’Europe peut-elle faire face au retrait de Meta du processus de vérification des faits et quel rôle les États doivent-ils jouer dans l’élaboration d’une réglementation efficace ?

L’abandon du fact-checking n’est que la dernière étape de la guerre d’usure menée par Meta contre l’information fiable. Le fact-checking était en réalité un moyen très inefficace de lutter contre un problème de fond : la promotion structurelle du mensonge par les algorithmes. Dans ces conditions, vérifier « à la main » la fiabilité des contenus en circulation revient à vider l’océan à la cuillère, tandis que des fleuves de désinformation continuent de le remplir.

Entre 2018 et 2024, la visibilité des contenus journalistiques a été divisée par 4 sur Facebook. Cela concerne trois milliards d’utilisateurs. Si cette décision avait été prise par un réseau social russe ou chinois, tout l’Occident aurait crié à la censure, de bon droit. Mais comme ces plateformes prétendent défendre la liberté d’expression et sont basées aux États-Unis, nous les laissons faire. La réalité est qu’elles représentent une menace directe pour la liberté d’expression et l’information fiable.

Le modèle économique des réseaux sociaux est orthogonal avec la diffusion d’une information de qualité. Il est donc vain d’attendre d’elles des efforts spontanés en ce sens. Le législateur a donc un rôle à jouer pour forcer les plateformes à ne pas mépriser le droit du public à l’information fiable. C’est ce qu’a commencé à faire l’Union Européenne.

L’omniprésence des algorithmes influence donc nos choix, parfois sans que nous en ayons conscience. Quels mécanismes éducatifs ou culturels proposez-vous pour aider les citoyens à développer un sens critique sur ces enjeux ?

À titre personnel, je ne suis pas convaincu que la solution réside dans l’éducation aux médias ni dans l’apprentissage de l’esprit critique. C’est un levier consensuel qu’il ne faut sans doute pas abandonner, mais il faut se rendre compte qu’il s’agit également d’un moyen pour les entreprises technologiques de se défausser de leur responsabilité, tout en la rejetant sur l’utilisateur final. Lorsque l’espace public devient dangereux, l’urgence n’est pas de donner aux enfants des cours d’autodéfense : l’important est de rendre la rue à nouveau sûre. Il devrait en aller de même pour ces plateformes où nous passons l’essentiel de nos vies numériques.

Les plateformes se sont imposées comme un espace de vie sociale et culturelle : à défaut d’obéir à l’intérêt public, elles devraient a minima respecter l’état de droit ainsi que la sécurité des citoyens.

De même concernant la désinformation : je pense qu’il est tout à fait vain d’exiger de chacun de nous de vérifier les faits. Lorsque l’on se rend à la pharmacie, on n’attend pas du client d’enquêter sur l’efficacité ou la sûreté des médicaments. Vérifier les faits et les présenter avec honnêteté est un métier : celui de journaliste. Plutôt que de tous devenir journalistes, le journalisme digne de ce nom devrait être mis en avant par les plateformes.

En tant que conseiller sur l’Intelligence Artificielle chez Reporters sans frontières (RSF), vous êtes au cœur des enjeux technologiques liés à la liberté d’information. Comment percevez-vous l’impact de l’IA sur la presse et la liberté de la presse, et quelles mesures sont proposées pour protéger les journalistes face à ces nouveaux défis technologiques ?

Au-delà de la prolifération préoccupante des deepfakes, les chatbots pourraient dans les années à venir s’imposer comme l’un des tout premiers modes d’accès à l’information, aux côtés ou à la place des plateformes numériques. À date, ceux-ci posent plusieurs problèmes :

– ils s’abreuvent d’informations non-fiables, telles que les contenus issus de la propagande russe, et les répandent auprès de leurs millions d’utilisateurs s’interrogeant sur l’actualité ou la politique ;

– ils présentent des médias fiables comme soi-disant sources à l’appui d’informations inexactes, donnant ce faisant du crédit à la désinformation qu’ils propagent, tout en causant un préjudice réputationnel aux médias cités ;

– enfin, ces modèles, entre les mains d’organes de propagande ou de trolls, deviennent des armes de désinformation de masse.

Des milliers de sites d’information factices ont par exemple émergé sur internet, tantôt générant de toutes pièces des contenus sensationnalistes, tantôt plagiant des articles de médias authentiques, avec comme finalité d’engranger des revenus publicitaires ou de manipuler l’opinion.

À nouveau, le législateur doit agir. Concernant les deepfakes usurpant l’identité de journalistes ou de personnalités publiques, par exemple, il conviendrait de proscrire la génération de contenus audiovisuels réalistes imitant l’apparence d’une personne sans son consentement. C’est parfaitement faisable sur le plan technique : les principaux générateurs d’image empêchent déjà la création de contenus pornographiques ou violents, par exemple.

Vous prendrez la parole à l’Université de la terre 2025, dans le cadre du débat “À quels médias se vouer ?” le samedi 15 mars à l’UNESCO. Quel message central souhaitez-vous transmettre lors de votre intervention ?

Si, sous la pression des États-Unis, l’Union Européenne sacrifie l’état de droit pour continuer à exporter des SUV, il n’y aura bientôt plus rien à sauver. En plus de faire respecter la loi aux plateformes qui veulent la piétiner, l’Europe pourrait construire une place publique numérique, davantage capable de protéger nos valeurs et notre culture, où l’on ne paye pas avec nos données privées la liberté de circuler librement.

Retrouvez Arthur Grimonpont à l’Université de la terre les 14 & 15 mars 2025
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