Carlos Moreno : La ville du quart d’heure pour des territoires plus humains et vivables
Carlos Moreno, expert en urbanisme et innovateur, nous partage son visionnaire concept de « ville du quart d’heure » et son engagement pour des territoires plus humains, durables et résilients
Entrepreneurs d’avenir : Carlos, tu es né en Colombie et tu es arrivé en France à l’âge de 20 ans. Tu as un parcours exceptionnel d’humaniste, de scientifique, d’urbaniste, de professeur multi récompensé et décoré. Tu as une passion de l’innovation, de la créativité, de l’exploration – mais aussi passion des échanges, des connexions, des liens tissés avec les autres. Peux-tu revenir sur ton parcours et sur ce qui t’anime depuis ces dernières années ?
Carlos Moreno : Je suis né en Colombie en 1959 et arrivé en France à l’âge de 20 ans en tant que réfugié politique. Dès mon arrivée, j’ai intégré le monde universitaire, un parcours qui m’a toujours guidé. Devenu citoyen français en 1986, j’ai intégré dans ma feuille de route de rendre à la France ce qu’elle m’avait généreusement offert par son accueil. Professeur d’université et expert en technologies innovantes, je me suis spécialisé dans les villes et territoires. Inspiré par, l’aujourd’hui centenaire, Edgar Morin, penseur de la complexité et source lumineuse de ma réflexion, j’ai adopté une approche multidisciplinaire, convaincu que l’innovation naît de l’interaction entre différentes disciplines. Mon engagement pour des villes humaines a été renforcé par ma rencontre avec cet autre prix Nobel, Muhammad Yunus, et sa vision du triple zéro : zéro carbone, zéro pauvreté, zéro exclusion. En 2018, ma rencontre avec le Dalaï Lama a également influencé ma réflexion, consolidant mon engagement pour des villes fondées sur l’altérité, le respect et la bienveillance. Cette vision a donné naissance au concept de la « ville du quart d’heure », qui propose un modèle de ville durable, inclusive et vivable, axée sur la proximité et la circularité sociale des fonctions urbaines. Ces dernières années, au sein de la Regional Science Association (RSA), nous avons approfondi ce concept en y intégrant les perspectives de la Nouvelle Économie Géographique (NEG) du Nobel Paul Krugman, mettant ainsi en avant l’importance de la dimension économique et de l’emploi local comme vecteurs de régénération du tissu urbain. C’est un honneur de voir aujourd’hui ce concept devenir un mouvement mondial, appliqué dans de nombreux projets de gouvernance locale, en France comme à l’international.
Tu as inventé le concept de proximité heureuse : peux-tu nous expliquer en quoi consiste cette démarche, et quels en sont les objectifs ?
Le concept de proximité heureuse repose sur l’idée que la qualité de vie dans nos villes et territoires peut être grandement améliorée en favorisant une proximité géographique, sociale et fonctionnelle. Il s’agit de repenser notre manière de vivre, de travailler et d’interagir avec notre environnement urbain en plaçant la proximité au cœur du bien-être, de la durabilité et de la cohésion sociale. La « proximité heureuse » consiste à permettre aux habitants d’accéder facilement, dans un périmètre à accès décarboné, aux fonctions essentielles du quotidien telles que le logement, le travail, les commerces, les services, les soins de santé, les loisirs et la culture. Amplifié par le succès mondial de la « ville du quart d’heure », ce concept se décline des multiples manières dans des contextes très variés pour créer des quartiers vivants et inclusifs où chacun peut répondre à ses besoins quotidiens sans avoir recours à des déplacements longs et coûteux.
Cette démarche vise à réduire l’impact écologique en limitant les déplacements motorisés, contribuant ainsi à la lutte contre le changement climatique. Elle favorise également la cohésion sociale en encourageant les interactions humaines et la solidarité au sein d’espaces de vie de proximité où les habitants peuvent tisser des liens. La « proximité heureuse » vise à promouvoir le bien-être et la qualité de vie en offrant un cadre de vie harmonieux, inclusif et à taille humaine. Elle stimule l’économie locale en soutenant le développement des commerces de proximité, des artisans et des producteurs locaux, favorisant ainsi des circuits économiques vertueux. Enfin, elle encourage une résilience urbaine en construisant des territoires capables de mieux s’adapter aux crises, qu’elles soient sanitaires, économiques ou environnementales, grâce à une autonomie locale renforcée.
Tu as élaboré le concept urbanistique de la « ville du quart d’heure ». En quoi cela refaçonne la ville, les territoires ? Où as-tu mis en place concrètement ce concept dans le monde ?
Le concept urbanistique de la « ville du quart d’heure » repose sur une approche urbaine centrée sur la proximité, visant à transformer nos villes et territoires pour les rendre plus durables, inclusifs et vivables. Il s’agit de concevoir des espaces urbains où chaque habitant peut accéder, dans un rayon de quinze minutes à pied ou à vélo, aux principales fonctions essentielles de la vie quotidienne : habiter, travailler, se nourrir, se soigner, apprendre et se divertir. Cette vision refaçonne la ville en favorisant une réduction de la dépendance aux déplacements motorisés et en recentrant la vie urbaine autour des quartiers de proximité. Elle promeut une nouvelle organisation urbaine fondée sur la circularité sociale et la diversité fonctionnelle des espaces, tout en privilégiant le lien humain et la vie de quartier.
Le nombre de minutes n’est pas l’élément central à retenir. Que l’on parle de 30, 20, 15, 10 ou 5 minutes, ces mesures reflètent simplement la diversité des projets dans le monde visant à permettre l’accès en courtes distances aux services essentiels. En aucun cas, ce chiffre ne doit être perçu comme une contrainte rigide. Il s’agit avant tout d’une image, celle de la « ville des x minutes », illustrant l’impact positif que la réduction des distances peut avoir dans une ville ou un territoire polycentrique. Ce concept vise à transformer notre manière de vivre pour offrir une meilleure qualité de vie, qui reste notre objectif ultime et notre préoccupation constante. En repensant l’aménagement du territoire et la façon d’occuper l’espace, la ville du quart d’heure contribue à réduire l’empreinte écologique des villes, à diminuer les nuisances liées aux transports et à renforcer le tissu social en favorisant la rencontre et la solidarité de proximité. Ce concept invite à une réappropriation de l’espace public par les citoyens, en créant des quartiers multifonctionnels où l’on peut vivre, travailler et s’épanouir sans contrainte de temps ni de mobilité excessive.
Concrètement, le concept de la ville du quart d’heure a été mis en place dans plusieurs grandes métropoles à travers le monde. Parmi les exemples notables, Paris a été pionnière dans l’adoption de ce modèle sous l’impulsion d’initiatives telles que la transformation des rues en espaces piétons, le développement de pistes cyclables, et la création de projets d’urbanisme favorisant les circuits courts et la mixité fonctionnelle. L’Observatoire Mondial de la Proximité Durable, que nous avons créé avec UN-Habitat, l’association mondiale des gouvernements locaux unis, CGLU, et mon équipe à l’IAE Paris Sorbonne, recense dans son site web plus des 270 villes de toutes tailles et densités qui sont impliquées dans ce type de projets. En Europe, le programme « Driving Urban Transitions » – DUT – chaque année lance un appel à projets sur cette thématique, où sont recensés aujourd’hui plus de 100 projets collaboratifs sur cet axe thématique, présentés récemment dans une publication en libre accès sur son site web. Sur les cinq continents nous avons des projets où les autorités locales ont entrepris des démarches pour renforcer la proximité et l’accès équitable aux services essentiels.
Partout où il est adopté, ce modèle urbanistique invite à une redéfinition des priorités urbaines, en plaçant la qualité de vie, la durabilité et la résilience au cœur du projet de ville. Il propose ainsi une transformation profonde de nos villes et territoires, en passant d’un urbanisme orienté vers la mobilité à un urbanisme orienté vers le bien-être et la proximité humaine.
Quelles sont à ton sens les villes les plus vivables et les plus résilientes sur le plan écologique ?
Dresser une liste des villes engagées dans cette démarche est un exercice délicat, car chaque continent, chaque territoire, présente des contextes très différents. Je préfère donc parler de cas d’application qui illustrent de bonnes pratiques en matière de résilience et d’amélioration de la qualité de vie. De nombreuses villes à travers le monde s’inscrivent dans cette dynamique et chacune d’elles est une source d’apprentissage précieuse. Dans mon dernier livre, écrit en anglais, j’explore des réalisations sur chaque continent que nous avons pu étudier et partager au sein de cette vaste communauté. Je mentionne par exemple Milan, une grande métropole mondiale, mais aussi Pleszew, une petite ville de 15 000 habitants en Pologne. J’évoque l’Écosse et son programme-cadre de Territoire de 20 Minutes, ou encore Utrecht, une ville iconique pour les amateurs de vélo avec son concept de ville de 10 minutes. Je parle également de Copenhague et d’Oslo, de Saint-Hilaire-de-Brethmas en France, une ville de 5 000 habitants, et de Buenos Aires, une grande métropole en Argentine, sans oublier Santiago du Chili. À la ville de Mexico, les UTOPIAS de la commune d’Iztapalapa, qui maintenant sont déployées dans toute la ville. J’aborde aussi les expériences de Portland et de Cleveland aux États-Unis, ainsi que celles de Séoul et Busan en Corée du Sud, en incluant également la ruralité et la ville de l’île de Jeju. En Afrique du Nord, l’exemple de Sousse illustre cette démarche. Ce sont là quelques cas parmi une large palette de villes, de toutes tailles, engagées dans cette voie de transformation urbaine.
Tu témoigneras à l’Université de la terre le samedi 15 mars dans le cadre d’une session sur « l’art d’habiter nos territoires ». Quel est le message que tu souhaites faire passer lors de ce rassemblement citoyen, et comment interprète-tu le thème des 20 ans : Nature = Futur ?
Lors de ma participation à l’Université de la Terre, le samedi 15 mars, dans le cadre de la session sur « l’art d’habiter nos territoires », mon message principal portera sur la nécessité de repenser nos espaces de vie en plaçant l’humain, la proximité et le respect de la nature au cœur de nos territoires. Nous vivons à une époque où l’urgence climatique, la fracture sociale et les crises de santé publique nous rappellent combien il est essentiel de transformer nos modes de vie et d’organisation urbaine pour bâtir des villes et des territoires résilients, inclusifs et durables. Je défendrai l’idée que l’art d’habiter nos territoires ne se résume pas à une simple question d’urbanisme ou d’architecture, mais qu’il s’agit avant tout d’une démarche profondément humaine visant à favoriser la proximité, la convivialité, la solidarité, les soins, et le respect de notre environnement.
Le thème des 20 ans « Nature = Futur » résonne profondément avec cette vision. La nature n’est pas seulement un cadre à préserver ou à protéger, elle est un modèle vivant d’équilibre, de résilience et d’harmonie. En nous inspirant de la nature, nous pouvons concevoir des territoires où la biodiversité, l’économie locale, les mobilités douces et les espaces de rencontre deviennent les fondements d’un futur désirable et pérenne. Il s’agit d’un appel à reconnecter notre façon d’habiter au cycle naturel de la vie, en promouvant des initiatives qui placent le bien-être des personnes et la régénération des écosystèmes au centre de nos choix de développement. C’est en cultivant cette alliance entre la nature et l’humain que nous pourrons imaginer et bâtir un futur où la proximité, la qualité de vie et la résilience collective deviennent la norme.
Retrouvez Carlos Moreno à l’Université de la terre les 14 & 15 mars 2025
Une interview recueillie par Coryne Nicq