Un nouvel existentialisme écologique : Penser l’humain à partir de la mer par Corine Pelluchon

Corine Pelluchon, philosophe et professeure à l'université Gustave Eiffel, réinvente l'existentialisme dans L'Être et la Mer, en soulignant notre dépendance à l'océan et en remettant en question la vision territoriale du monde pour repenser l'humanité et l'urgence écologique.

 

Professeure de Philosophie à l’université Gustave Eiffel, Corine Pelluchon est spécialiste de philosophie morale et politique et d’éthique appliquée.

Dans son dernier ouvrage, L’Être et la Mer, elle élargit sa réflexion philosophique en abordant l’existentialisme écologique. Elle soutient que l’existentialisme traditionnel, qui interroge la contingence de notre existence, doit être enrichi d’une compréhension écologique plus profonde. S’appuyant sur une ontologie liquide, elle remet en cause l’obsession de la territorialité et les contradictions du droit international de la mer, appelant à une réévaluation de la place de l’humanité dans le monde à partir de la mer. Le livre met en avant la mer-mère comme origine de la vie, et propose une vision de l’immersion humaine dans le monde commun, libérée des contraintes d’une métaphysique terrestre.

 

Entrepreneurs d’avenir : Dans votre dernier essai, « L’Etre et la mer », édité aux PUF, vous faites le constat que notre humanité, notre époque est plongée et hantée par des tragédies qui jalonnent notre histoire et celle de l’effondrement des équilibres écologiques et climatiques vient couronner l’ensemble. Vous rappelez que l’existentialisme, c’est philosopher avec ce tragique. Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est l’existentialisme et ce qu’il a apporté à la pensée du 20e et de ce début du 21e siècle ?

Corine Pelluchon : L’existentialisme est un courant d’idées qui souligne le lien entre notre contingence ou le fait que nous ne sommes pas le fondement de notre existence, et la liberté, entre l’indétermination du sens et la responsabilité. Il prend au sérieux notre ambiguïté et notre déréliction en insistant aussi sur le rôle que joue la conscience de notre mortalité dans notre aptitude à mener une vie authentique ou à sortir de l’aliénation. Pour cette raison, je le trouve très actuel. Car, pour comprendre la difficulté que nous avons à opérer la transition écologique et à résister aux discours simplificateurs de l’extrême droite, il importe de prendre au sérieux l’ambivalence de l’être humain, ses contradictions, sa créativité et sa destructivité. J’insiste sur la nécessité d’enrichir cet existentialisme qui, dans le passé, était encore anthropocentriste et concevait l’existence à la lumière de la liberté, du projet. Mais l’existentialisme écologique que je propose n’est pas un simple coexistentialisme tenant compte de notre habitation de la Terre et de notre dépendance à l’égard de la nature et des autres vivants.

 

Vous proposez dans ce livre un nouvel existentialisme écologique qui a pour horizon et immersion le monde commun. Pourriez-vous nous présenter cet existentialisme revisité que vous décrivez dans votre ouvrage ?

Au lieu de m’attacher seulement à éclairer notre condition terrestre, comme je l’ai fait jusque-là, je pense l’humain à partir de la mer, dont il vit, mais qui lui demeure étrangère. Il s’agit de partir en mer en rompant avec une ontologie solide et un imaginaire terrestre et territorial qui nous conduit à avoir un rapport instrumental à la nature. Au lieu de voir la terre et la mer elle-même à partir de notre rivage et comme si elle était une vaste étendue d’eau bordant nos côtes, l’ontologie marine repose sur deux principes, à savoir l’unicité de l’océan et sa préséance sur les terres qui sont émergées, comme des îles. La terre, appréhendée comme une surface fragile et submersible, n’est plus le point de départ de nos politiques, mais il convient de considérer notre dépendance vitale à l’égard de l’océan et de partir de la possibilité d’un naufrage commun. C’est la thalassopolitique qui ne sépare pas ce qui se passe sur terre de ce qui se passe en mer et peut résoudre certaines contradictions du droit international de la mer. Mais ce sont d’abord les conséquences anthropologiques de ce renversement de perspective et de cette ontologie de la fluidité qui m’intéressent. Ainsi, cet existentialisme marin part de notre immersion dans un monde commun plus vieux et plus vaste que nous qui nous accueille à notre naissance et devrait survivre à notre mort individuelle. Comme la mer, il est lié à la mémoire et à l’immémorial. Chacune de nos œuvres, chacune de nos actions se détachent de ce sans-fond où les frontières entre le conscient et l’inconscient, le passé, le présent et le futur sont brouillées, comme dans l’eau. Le projet n’a plus ce caractère volontariste qu’il avait chez Sartre, mais il est flottaison. Enfin, l’humain, qui est un être complexe ayant besoin de participer à quelque chose de plus grand que lui, peut être submergé, ce qui est positif quand il prend conscience de son appartenance au monde commun, mais également négatif ou éprouvant, car cette immersion dans le sans-fond lui rappelle le caractère éphémère de son existence. La submersion est à la fois l’élargissement de la subjectivité qui donne naissance à la conscience écologique et l’invasion de l’inconscient, la création et la folie, la passion et ce délire à plusieurs qu’est le nationalisme. Tout une partie du livre est consacrée à l’importance du déni de la mort, au coût psychologique, écologique et politique du refoulement de la terreur que génèrent la perspective de notre propre mort et la possibilité de l’effondrement. Je propose quelques pistes pour traverser cette négativité, ce qui est un geste existentialiste, car l’existentialisme est une pensée qui oblige à regarder en face notre facticité et qui commue l’absurde en engagement.

 

Ce nouvel humanisme peut-il inspirer un projet de vie individuelle et collective, voire un projet politique ?

 Parler d’humanisme suppose que l’on reconnaisse la valeur de la singularité de chacun et c’est au cœur de la philosophie que je propose, alors même que celle-ci insiste sur notre dépendance à l’égard de la nature et des autres vivants. Je m’explique, de livre en livre, sur le renouvellement de l’humanisme qu’impliquent l’écologie et la question animale. Je ne peux pas le faire ici en deux lignes, mais disons que cela passe par une philosophie qui éclaire la condition humaine en s’appuyant sur notre corporéité et sur la matérialité de notre existence, sur le fait que nous mangeons, buvons, habitons quelque part et sommes dépendants des milieux et des éléments et en relation avec les autres vivants. Dans chaque livre, j’approfondis cette description de notre condition humaine et en tire les conséquences normatives, morales, politiques et juridiques.

 

Qu’est ce qui peut nous rendre optimiste pour l’avenir ?

Les mots optimisme et pessimisme n’appartiennent pas au vocabulaire de la philosophie. J’ai publié en 2023 un livre sur l’espérance, qui est une vertu théologale, et n’a rien à voir ni avec l’espoir qui est une attente particulière, ni avec l’optimisme qui est le masque du déni et traduit l’incapacité à accepter ses limites, à faire le deuil de sa capacité à tout maîtriser. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste ; je travaille, et plus le monde est chaotique, plus je travaille, en me demandant comment être plus utile, comment retrouver dans le passé, y compris dans les promesses du passé qui n’ont pas été tenues, les germes du futur. Et, comme je lis les grands auteurs, comme Günther Anders, je tente de ne pas être « une analphabète de la peur », et apprends à commuer ma crainte de l’avenir en endurance et les déceptions que provoque le spectacle de la vie politique actuelle en résolution à travailler le mieux possible pour éclairer les personnes qui ont la générosité de me lire. Je me nourris aussi des écrits de Simone Weil, de Levinas, de Kant. Fréquenter ces grands esprits éloigne les pensées chagrines et les relativise, car les petits esprits ne laissent rien, à part un champ de ruine. Pensons donc à (re)construire.

 

Retrouvez Corine Pelluchon à l’Université de la terre les 14 & 15 mars 2025

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