L’injuste prix de notre alimentation : la malbouffe, ça coute cher
Le rapport "L’injuste prix de notre alimentation" dévoile les véritables coûts sociaux et environnementaux de notre modèle alimentaire actuel. Marie Drique, co-autrice de l’étude, explique les enjeux de précarité alimentaire, de rémunération des producteurs et de durabilité, et plaide pour une refonte des politiques publiques afin de garantir une alimentation saine, accessible et respectueuse de la planète.
Le Secours Catholique – Caritas France, le réseau CIVAM, Solidarité Paysans et la Fédération française des Diabétiques appellent « Tout le monde à table » pour assurer à toutes et à tous un accès digne à une alimentation durable et de qualité, rémunératrice pour celles et ceux qui la produisent. À partir d’un travail scientifique mené avec le Basic pendant deux ans, les associations publient, le 17 septembre une vaste étude pour comprendre et trouver ensemble des solutions : “L’injuste prix de notre alimentation, quels coûts pour la société et la planète ?”. Marie Drique est responsable thématique accès digne à l’alimentation au Secours Catholique, est co-autrice de ce rapport.
Entrepreneurs d’avenir : Vous êtes co-autrice du rapport « L’injuste prix de notre alimentation, quels coûts pour la société et la planète ? » Pouvez-vous nous dire quels en sont les objectifs, et ce que vous avez cherché à démontrer au travers de ce rapport ?
Marie DRIQUE : Le débat public actuel a tendance à opposer les sujets que sont la précarité alimentaire, la rémunération de la production agricole et la durabilité de nos modèles de production alors qu’ils sont inévitablement liés. Cela fait des années que l’on en fait le constat au Secours Catholique. Les situations de précarité alimentaire, c’est manque d’accès à une alimentation en quantité mais aussi en qualité suffisante, avec des conséquences importantes pour la santé (mentale y compris). On observe l’impasse aujourd’hui l’impasse d’une alimentation produite aux plus bas coûts, avec nos équipes qui accompagnent et rencontrent aussi des producteurs et productrices en difficultés. Du point de vue environnemental, en tant qu’association à dimension internationale, nous sommes aussi en première ligne pour observer les difficultés pour l’agriculture face aux bouleversements climatiques en cours
Le débat public actuel a pourtant tendance à opposer les sujets que sont la précarité alimentaire et la rémunération de la production agricole, alors qu’ils sont inévitablement liés. Depuis quelques années maintenant, on s’est donc rapprochés d’acteurs qui traitent de ces différentes problématiques pour arrêter de les séparément, se rassembler et apporter des solutions ensemble.
En proposant un chiffrage du « vrai » coût de l’alimentation, on montre que, en continuant de segmenter ces sujets, on reste sur du curatif qui nous coûte très cher ! Ce calcul prend en effet en compte les impacts négatifs réels de notre alimentation pour la santé, pour notre environnement et pour la situation socio-économique d’une partie du monde agricole et de la chaîne alimentaire.
Notre objectif était donc tout d’abord de sortir des oppositions entre les différents sujets, mais aussi de tirer des ficelles financières pour de changer nos modes de production et de consommation : car les investissements ne sont pas faits aux bons endroits ! Il nous faut revoir le contrat social d’après-guerre de produire en grande quantité et à bas prix.
Dans notre méthodologie, on s’est d’ailleurs inspirés de la théorie du donut, qui permet de visualiser le plafond environnemental d’une part et le plancher social d’autre part, pour dessiner un « espace juste et sûr pour l’humanité ». Cela nous a permis d’identifier les indicateurs à renseigner. Nous avons ensuite chiffré les dépenses à partir des montants mis sur la table par les politiques publiques sur chacune des problématiques. Résultat, on dépense 19 milliards chaque année pour compenser et réparer les effets négatifs de notre système alimentaire.
Le rapport dénonce notamment un système qui empêche structurellement l’accès à une alimentation saine, durable, et qui garantirait une juste rémunération des producteurs. Quel est le fonctionnement de cette « structure de l’offre » et comment celle-ci cause-t-elle les inégalités alimentaires ?
Notre constat avec ce rapport est qu’il faut sortir du discours classique qui laisse supposer que le changement dépend de la volonté des consommateurs et des producteurs, qui devraient faire leurs choix de manière plus éclairée. En prenant le sujet de la précarité alimentaire par exemple : les groupes de personnes concernées qui ont contribué à cette étude ont témoigné de la difficulté à répondre aux injonctions du « manger 5 fruits et légumes par jour » ou « mieux rémunérer » les producteurs faut de moyens. « Quand on est au RSA, on ne choisit pas ce que l’on mange » disait Alain. Ces injonctions font naitre frustration et nourrissent la crise démocratique, on se sent exclu d’un sujet de société. Il en va de même pour le milieu agricole, où lorsque l’on veut changer ses pratiques, on fait face à un système d’organisation des aides publiques qui nous pousse à adopter un certain modèle de production plutôt qu’un autre, à des acteurs de la transformation et distribution qui n’offrent pas les débouchés du changement.
Ce changement de notre système alimentaire doit donc s’opérer aussi au milieu de chaine et sur ce qui conditionne nos comportements alimentaires : ce que l’on trouve en magasin, les magasins que l’on trouve autour de nous, les prix d’achats aux producteurs et productrices des acteurs intermédiaires. Et pour cela, nous avons besoin de politiques publiques, pas seulement d’engagements volontaires des acteurs privés.
Notre système de production, hérité de la période de sortie de guerre, encourage à produire massivement et à bas prix. En règle générale, cela nous pousse aujourd’hui à favoriser un modèle intensif de production qui a un impact négatif sur notre environnement et sur notre santé, à travers l’utilisation massive de pesticides par exemple. Les populations en situation de précarité sont quant à elles aidées avec un système d’aide alimentaire qui génère alimentation à deux vitesses, avec des impacts importants pour la société : mauvaise estime de soi, honte etc.
Vous indiquez notamment dans le rapport que les 49 milliards d’euros d’aides publiques, qui ont été versées aux acteurs du système alimentaire2021, sont mal orientées et alimentent le système actuel défaillant. Comment cela s’explique-t-il ?
Il s’agit en effet d’opérer un changement de boussole, puisque ces dépenses publiques ne répondent pas à des objectifs de transition écologique et sociale.
On le voit, et c’est bien connu, avec la Politique agricole commune (PAC) : plus vous êtes gros, plus vous recevez d’aides. Mais la nouveauté du rapport est de montrer qu’il y a des marges de manœuvre aussi en France. L’Etat Français prend en charge près de 60% de ces 49 milliards d’euros, notamment à travers des exonérations de cotisations sociales et fiscales qui n’ont aucune conditionnalité écologique et sociale.
In fine, ces dépenses entretiennent aujourd’hui un modèle de course aux volumes et de réduction des coûts, avec des conséquences directes sur les rémunérations tout au long de la chaîne de production, mais aussi sur la qualité des produits.
Selon les conclusions de l’étude, ces soutiens publics peuvent être repensés pour orienter différemment le système alimentaire et le rendre plus juste et durable. Vous avez présenté votre rapport le 16 octobre à l’Assemblée nationale : quelles ont été les réactions des députés et quelles sont vos attentes vis-à-vis du monde politique ?
Ce rendez-vous a eu lieu dans le cadre particulier et tendu des discussions budgétaires, mais nous avons pu avoir des discussions franches autour de constats partagés et des solutions mentionnées dans le rapport. L’objectif était bien sûr de partager les constats mais surtout de discuter de la marge de manœuvre dont nous disposons, puisque certains coûts pourraient être évités (près de 19 milliards d’euros par an). Notre attente est celle de mesures concrètes autour de la publicité, de la transparence des prix et de l’encadrement des marges par exemple. Mais elle était aussi celle d’une mise en débat d’une loi-cadre sur le droit à l’alimentation, pour donner une nouvelle boussole à ces dépenses, et que j’évoquais précédemment.
L’alimentation est un sujet collectif qui nous concerne tous, qui peut et doit nous rassembler. Il s’agit donc désormais de construire des alliances transpartisanes et d’ouvrir une discussion, un dialogue, ce qui reste compliqué dans un contexte politique toujours plus polarisé. Dans le contexte de crise démocratique, c’est également un sujet qui permet de reconnecter la politique au quotidien des Français : chacun peut faire le lien entre les enjeux de décision collective et la vie de tous les jours : d’où vient ce que je mange, qui est payé pour son travail, mon lien aux autres quand je peux partager un repas etc.
L’une de vos propositions, qui peut paraître surprenante, est d’interdire la publicité sur certains produits avant 21h à la télévision et sur internet, comme cela a été fait au Royaume-Uni. Y a-t-il d’autres propositions que vous qualifierez de « simples à appliquer » ?
Il existe de nombreux leviers qui orientent le comportement alimentaire : la question de la publicité notamment, mais aussi celle de l’offre à disposition sur le territoire, ou encore les moyens de se déplacer. Tous ces éléments qui influencent les comportements alimentaires et d’achats peuvent être l’objet de régulations, d’incitations, de choix d’aménagement du territoire et de soutiens aux acteurs (par exemple permettre à tel ou tel commerce de s’implanter sur son territoire, d’avoir des soutiens pour des repas durables à la cantine etc.). Ces actions possibles sont dans les mains des pouvoirs publics nationaux mais aussi locaux.
Vous dites avoir été surprise par cette mesure sur la publicité. Mais ce qui est clair dans ce rapport, c’est qu’il faut sortir des injonctions individuelles pour le changement, d’autant qu’une partie aggrave le sentiment d’exclusion des personnes en situation de précarité, qui ne peuvent pas toujours y répondre. De plus, tant que la publicité oriente vers des choix d’alimentation trop sucrée, trop salée ou trop grasse, cela crée des injonctions contradictoires : alors que les politiques publiques cherchent à nous promouvoir une meilleure alimentation, la publicité fait l’inverse. Dans ce rapport on montre que 5,5 milliards d’euros sont consacrés par les acteurs privés du secteur, et plus de la moitié c’est pour des produits trop gras, trop sucrés et salés. 5,5 milliards d’euros, c’est plus de 1000 fois le budget communication du programme national Nutrition Santé ! Les moyens financiers ne pourront évidemment jamais être mis sur un pied d’égalité en termes de communication, mais on peut très bien limiter ces publicités et leur exposition, en particulier auprès des enfants. La société est en demande de ces solutions, les médecins tirent la sonnette d’alarme. Il faut gagner le bras de fer face aux industriels.
Au-delà de l’action collective, quels sont les leviers d’action dont nous disposons, à l’échelle individuelle, pour contribuer au changement de ce système agro-alimentaire ?
La mobilisation individuelle pour que les choses changent localement et nationalement est essentielle ; et ce rapport a toujours eu vocation à nourrir du débat. Notre campagne comprend d’ailleurs l’organisation d’événements locaux, puisque nos structures ont la force d’être ancrées au cœur des territoires. Ces événements permettent de mettre en débat les résultats du rapport grâce à une approche d’éducation populaire. On a conçu des déroulés et des animations qui permettent aux participants de se saisir des constats du rapport et de réfléchir à ce qui est faisable sur leur territoire ou quartier, avec un effet concret pour ses pratiques individuelles.
Il nous a semblé important de sortir de l’action individuelle et des messages du type « mieux consommer » en replaçant l’individu dans un collectif. Cela nous permet de montrer que la mobilisation est possible et nécessaire, non seulement en tant que consommateur, mais aussi en tant que citoyen.
Vous parlez dans votre rapport de « coût » de notre alimentation. La vingtième édition de l’Université de la terre que nous préparons a pour thème central « Nature = Futur ». Que représente aujourd’hui le coût de notre alimentation pour la biodiversité et les écosystèmes ?
Nous savons notre modèle agricole responsable d’une partie de la dégradation de la biodiversité, d’émission de GES, de consommation des ressources en eau etc., mais il est aussi un lieu de changement essentiel : c’est là une bonne nouvelle pour le sujet environnemental, à condition de bien s’en saisir.
Dans notre rapport, nous évaluons les coûts sociaux et environnementaux, qui permettent de chiffrer les « coûts sociétaux » de notre alimentation. Il est cependant évident que les coûts environnementaux, estimés à 3 ,4 milliards d’euros par an, sont largement sous-estimés du fait de la méthodologie employée.
Cette sous-estimation est liée à un double choix pragmatique et éthique. D’une part, de façon pragmatique, les coûts chiffrés dans le rapport correspondent aux dépenses publiques réelles, qui représentent de l’argent public et donc la prise en charge par la société (et ne représentent pas l’importance du problème). D’autre part, nous estimons que certains impacts sont inestimables et avons fait le choix de ne pas chiffrer monétairement la perte de la biodiversité, ce qui reviendrait sinon à dire que cette extinction est substituable par de l’argent. Ces montants ne nous indiquent donc rien sur ce qu’il serait nécessaire d’investir pour prendre le problème à la hauteur, et se contentent d’indiquer les montant qui servent à « réparer » les impacts de notre modèle agricole et alimentaire. D’ailleurs, vu la tendance actuelle, ces dépenses vont très certainement être amenées à augmenter.
Crédits photo : Christophe FOURNIER