« Les entreprises doivent à tout prix raisonner au-delà de la crise sanitaire »

La crise du coronavirus démontre de façon criante l’urgence de développer des systèmes solides d’information extra-financière, avertit Patrick de Cambourg, ancien pdg de Mazars et président de l’Autorité des normes comptables. Il était intervenu au Parlement des Entrepreneurs d'avenir en janvier dernier.

 

Entrepreneurs d’avenir – En juin dernier, vous avez rendu un rapport sur l’information extra-financière des entreprises, intitulé « Une ambition et un atout pour une Europe durable ». Quels défis l’information extra-financière pose-t-elle à la comptabilité ?
Patrick de Cambourg – Les comptables ont tendance à penser que la comptabilité financière est l’alpha et l’oméga de la gestion, mais c’est inexact. La comptabilité est souvent rétrospective, elle mesure des grandeurs monétaires fondées sur des obligations juridiquement reconnues. Quand il n’y a pas d’obligations, il n’y a pas de comptes ! Mais beaucoup d’autres grandeurs, comme les émissions de CO2 ou les talents d’une entreprise, sont non-comptables au sens strict. Si les comptables ne cherchent pas à les intégrer à leur réflexion, non seulement ils donnent une vision réductrice de l’entreprise, mais ils finiront par devenir les prêtres de temples vides.

Quelles idées avez-vous défendu dans votre rapport ?

L’idée fondamentale, c’est que l’information sur l’entreprise doit marcher sur deux jambes. Aujourd’hui elle avance à cloche-pied, sur la seule jambe financière. L’information financière a mis du temps pour atteindre sa maturité, mais elle est désormais maîtrisée et normalisée, avec un degré de fiabilité élevé malgré quelques limites et défauts. Il est temps de doter l’entreprise d’une deuxième jambe, avec un niveau de fonctionnalité équivalent, et qui doit se coordonner avec la première. C’est l’enjeu de l’information extra-financière qui mesure la sustainability de l’entreprise, c’est-à-dire sa capacité à gérer les transitions, à prendre en compte les risques qui pèsent sur son développement, et ceux qu’elle fait peser sur l’écosystème dans lequel elle opère. Mais son niveau de développement est encore insuffisant, il ne permet pas à l’entreprise de marcher sur ses deux jambes.

Comment crédibiliser cette information extra-financière et faciliter son utilisation par les entreprises et les investisseurs ?

Pour ma part, j’imagine un référentiel avec quatre piliers, inspiré par les meilleures pratiques existantes. D’abord un cadre conceptuel qui s’appuie sur des principes généraux pour catégoriser les informations extra-financières ; celles-ci sont mesurées par une centaine d’indicateurs avec des unités monétaires ou non-monétaires, comme des espèces animales, des personnes ou des tonnes de CO2. Puis les normes elles-mêmes, qui mesurent toutes les informations de la même manière, quitte à ce que le modèle utilisé évolue par la suite. Ensuite, la présentation, avec des états de synthèse, comme le comptable a son bilan, son compte de résultats et ses annexes ; le rapport extra-financier doit être normé avec toutes les rubriques nécessaires pour centraliser les informations. Enfin, un cadre de responsabilité, c’est-à-dire des règles d’élaboration approuvées par la gouvernance de l’entreprise, contrôlées par un intervenant extérieur et supervisées par les autorités de marché pour les sociétés qui font appel à l’épargne.

Pourquoi une entreprise devrait-elle aujourd’hui se doter d’un tel système d’information extra-financière ?

Elle sera mieux équipée pour affronter de la façon la plus professionnelle possible les transitions qui se profilent : changement climatique, migrations, vieillissement des populations, etc. Autre avantage : elle nouera de meilleures relations avec les tiers, comme les investisseurs responsables et les acteurs du développement économique et social. J’ai acquis depuis longtemps la conviction que la comptabilité extra-financière représente un avantage compétitif certain pour les entreprises européennes.

La crise que nous traversons peut-elle affecter la réflexion sur les normes comptables ?

Elle m’inspire deux choses. D’abord elle pose la question de savoir si les normes comptables financières sont adaptées. Personnellement je ne suis pas convaincu qu’il faille les bouleverser mais c’est un débat. Ensuite, elle démontre de façon criante l’urgente nécessité de développer les informations extra-financières, parce que même si elle ne semble pas directement liée à la crise climatique, elle en est une sorte de répétition.

Après une telle crise, les entreprises ne vont-elles pas reporter leurs efforts en matière d’information extra-financière ?

Oui, c’est un risque, les gens vont parer au plus pressé. Mais les responsables d’entreprise qui ont le plus de profondeur de champ vont justement anticiper les évolutions. Le chef d’entreprise a certes le devoir de résoudre les questions urgentes immédiates, mais il ne doit pas négliger les questions structurantes pour l’avenir. Ne raisonnons pas à court terme.

Ce discours peut-il être entendu aujourd’hui ?

Je ne cherche pas à savoir s’il peut l’être, j’essaie de convaincre. Si j’avais écouté les sceptiques quand j’ai pris la direction de Mazars il y a 35 ans, je ne l’aurais pas transformé en une organisation de 24000 personnes à travers le monde. Il y a toujours de bonnes raisons pour expliquer qu’à court terme, les coûts ne sont pas nécessaires. Mais une stratégie est bonne quand elle évite deux écueils : le côté fumeux et le côté trop pragmatique au quotidien, qui voit plus les obstacles que les chemins pour les contourner. Un dernier mot : à titre personnel, je suis fondamentalement attaché à l’idée de confier l’élaboration des normes à une ombrelle démocratique, et pas seulement aux agrégateurs de données. C’est la garantie de réconcilier l’entreprise, l’économie et la société.

 

Propos recueillis par Pascal de Rauglaudre

 

1 réponse sur “« Les entreprises doivent à tout prix raisonner au-delà de la crise sanitaire »”

  1. Je trouve très intéressant le message de Patrick de Cambourg. Il ouvre le champ à une évaluation concrète de la RSE des entreprises.
    Pour qu’il soit suivi d’effet, je pense qu’il y a de nombreux chantiers à ouvrir où les différentes parties prenantes – pas seulement les experts – pourraient s’exprimer pour définir ensemble d’abord le quoi (que mesurer ?) et ensuite le comment (comment mesurer de façon fiable et normée ?) pour avancer.
    Une belle opération d’intelligence collective à construire dans laquelle le Parlement des Entrepreneurs d’Avenir pour trouver toute sa place…

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