« Les entreprises à mission auront un avantage compétitif dans la société de demain »
L’entreprise à mission, le nouveau statut d’entreprise qui fait l’actualité de ce début d’année, sera bientôt débattue au Parlement, dans le cadre de la loi Pacte. Laurence Méhaignerie, présidente et co-fondatrice de Citizen Capital, membre des Entrepreneurs d'avenir, explique comment les entreprises dotées d’une mission claire pourront mieux jouer leur rôle de transformatrices de la société. Par ailleurs, elle participe activement à la création de la communauté d'entreprises qui s'est donnée pour vocation de nourrir les quatre branches de l'entreprise à mission.
D’après un sondage paru en février dernier, 68 % des dirigeants d’entreprise seraient favorables à la création d’un cadre juridique et fiscal dédié aux entreprises à mission, un nouveau statut qui devrait être débattu au Parlement, dans le cadre de la loi pour la croissance et la transformation des entreprises (loi Pacte). Laurence Méhaignerie, présidente et co-fondatrice de Citizen Capital, fonds d’investissement spécialisé dans l’impact investing, explique pourquoi les entreprises à mission auront un avantage compétitif dans la société de demain et comment l’actionnaire joue un rôle clé pour accompagner cette ambition.
Entrepreneurs d’avenir – En quoi consiste l’entreprise à mission ?
Laurence Méhaignerie – L’entreprise à mission met au cœur de son projet d’entreprise la contribution à un enjeu de bien commun. La mission est la raison d’être de l’entreprise. À la façon d’une boussole, elle aide l’entreprise à affirmer sa raison d’exister, et le besoin auquel elle répond. Or comme ce fut le cas pour l’électricité à un moment, répondre à un besoin structurant aujourd’hui, c’est contribuer à relever les défis sociaux ou environnementaux considérables. Et cela sans renoncer à la performance économique sans laquelle sa mission ne peut être accomplie. Pendant les 50 dernières années, nous avons vécu sur l’idée que l’actionnaire était le propriétaire de l’entreprise, et que son intérêt se limitait à maximiser sa valeur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la société attend des entreprises qu’elles contribuent au bien commun. Celles qui ne le respectent pas sont rejetées par des clients et des collaborateurs de plus en plus avisés et plus exigeants, comme le montrent nombre d’enquêtes récentes.
Dans quel cadre avez-vous réfléchi aux entreprises à mission ?
Cette réflexion, nous la menons depuis dix ans chez Citizen Capital, avec la conviction que l’entreprise est l’un des plus puissants leviers de transformation sociale et environnementale. Pourquoi ? D’abord parce qu’un nombre croissant de personnes, à 25 ou 50 ans, décident de prendre les choses en main pour aider le monde à prendre la bonne direction. La soif de réussite économique est conditionnée à un besoin de transformation de la société. Plusieurs des entrepreneurs que nous accompagnons, tels Carole Zisa-Garat (Telegrafik), Axel Dauchez (Make.org) ou encore Emery Jacquillat (Camif) se sont engagés dans ce sens après des carrières plus classiques. Ensuite, sous l’effet de la transformation technologique, la création de valeur repose plus que jamais sur la collaboration entre les personnes et l’intelligence collective. Les collaborateurs, les clients, la communauté sont plus que jamais le cœur de la valeur de l’entreprise. Ces tendances replacent les parties prenantes au cœur des enjeux de création de valeur. L’actionnaire (« shareholder ») qui s’est longtemps considéré à côté ou au-dessus des parties prenantes (« stakeholders ») découvre qu’il est une partie prenante parmi d’autres de l’entreprise. Et cela n’enlève rien à son rôle stratégique, au contraire, qui n’est n’est pas seulement de générer une plus-value mais aussi de faire avancer le monde. C’est dans cette tendance de fonds que naissent des fonds d’impact investing qui visent un rendement social ou environnemental autant que financier.
L’entreprise à mission veut mettre sur un pied d’égalité la performance économique et la contribution au bien commun. On sait calculer la première, mais comment évaluer la seconde ?
C’est une question compliquée, je vous l’accorde. En tant que fonds d’investissement, nous sélectionnons des entreprises qui affichent une mission claire avec un impact sociétal ou environnemental tangible. Nous cherchons à comprendre la vision de transformation des dirigeants. Nous cherchons des entrepreneurs qui voient comment leur produit ou service peut faire évoluer le monde à 3 ou 5 ans. Nous les aidons dans la définition de leur ambition puis dans le choix d’objectifs réalistes et d’indicateurs permettant de rendre compte de leur impact et de l’accomplissement de leur mission. Ainsi OpenClassrooms, une école en ligne qui délivre des diplômes pour les métiers du numérique, est venue nous voir avec une mission claire : rendre l’éducation plus accessible et permettre à chacun de rester, devenir ou redevenir employable quel que soit son parcours. 60% de leurs étudiants en ligne ont le bac ou moins. Depuis, ils déploient leur stratégie de croissance autour de cette mission qu’ils considèrent extrêmement structurante.
Quelles sont les entreprises à mission emblématiques en 2018 ?
Nous sommes en train d’initier une communauté des entreprises à mission, autour d’un groupe d’une vingtaine d’entrepreneurs et dirigeants qui se reconnaissent dans cette forme d’entreprise et souhaitent approfondir leur engagement par le partage d’expérience et la collaboration. Sont notamment impliqués Nutriset, Ulule, Camif bien sûr, dont nous sommes actionnaires ; mais aussi beaucoup d’autres. Camif s’est interrogé sur sa mission dès 2015, sous l’impulsion des travaux menés par Mines ParisTech, en y associant collaborateurs, fournisseurs, clients, etc. Camif, qui est un spécialiste e-commerce de l’équipement de la maison, montre que cette démarche s’applique aussi aux secteurs les plus traditionnels. Camif propose des produits respectueux des hommes et de la planète et veut participer à l’invention de nouveaux modèles de production et de consommation. Cet engagement n’a rien d’évident dans un secteur ou l’écrasante majorité des produits nous viennent de Chine. Cet engagement a des implications importantes en termes de gouvernance, de management mais aussi en termes de vision stratégique. Camif est par exemple en train de développer une marque propre.
Toutes les entreprises peuvent-elles devenir des entreprises à mission ?
Longtemps j’ai pensé que nous n’investirions jamais dans certains secteurs, comme par exemple un fabricant de pneus. J’ai changé d’avis. Michelin est en train de développer une gamme de pneus recyclables et sans pétrole. Dans les années à venir, la transformation sera telle, notamment pour se passer des énergies fossiles, que les entreprises, qui sont de fait les principaux acteurs de la transition écologique, seront obligées de se doter d’une mission claire pour accomplir cette transformation. Or embarquer ses collaborateurs dans une mission implique des modes de management qui mettent les parties prenantes au cœur du processus de décision. On n’y est pas encore. Aujourd’hui, 90 % des entreprises sont sans mission. Mais cela va évoluer !
L’entreprise à mission correspond-elle à une demande de la part des entreprises ?
Oui. Une nouvelle génération de startups est animée par l’envie sincère de changer le monde, avec des applications qui répondent à des besoins sociaux potentiellement à grande échelle. Les plus avancées y voient un avantage compétitif dans la société du XXIe siècle. Et de plus en plus de PME et ETI commencent à exprimer le besoin de réfléchir différemment. Construire une entreprise à mission est complexe et demande de l’attention. Cela ne se fait pas en un jour.
Texte Pascal de Rauglaudre